lundi 29 juin 2009

L'inflation des détentions

Lors du grand raout organisé en son honneur à Versailles, le président a promis de construire de nouvelles prisons, pour désengorger les divers centres de détention français qui fonctionnent déjà 20% au dessus de leur capacité. C'est l'aboutissement logique d'une politique qui a, notamment, conduit à une hausse de 35% en 5 ans des gardes à vue (577 816 en 2008, soit plus de 1% de la population française adulte 1), et à une hausse de 8% du nombre de détenus rapporté à la population depuis 15 ans.

Avec le milieu des années 1990 est mort le paradigme intellectuel hérité des années 1970, fondé sur une dénonciation de la contradiction entre les finalités éducative et punitive de la prison. Foucault est bel et bien enterré. Il s'agit aujourd'hui de détenir pour punir et de punir pour rendre la justice et ramener l'ordre. La croyance dans la vertu disciplinaire et correctrice de l'incarcération n'a jamais été aussi forte depuis 50 ans. Et avec son renouveau, les prisons se sont remplies jusqu'à déborder.

La France n'a, de ce point de vue, rien d'exceptionnel : elle est même en retrait d'une tendance qui parcourt le monde entier, et particulièrement l'Occident.



Depuis 15 ans, le nombre de détenu rapporté à la population a ainsi augmenté de 20% dans les pays développés. Il s'agit bien d'une transformation globale du paradigme disciplinaire : il n'y a aucune corrélation statistique tangible entre l'accroissement des détentions et l'évolution de la criminalité dans les différents pays du monde. Ainsi, sur les deux graphiques ci dessous, la liaison statistique est nulle 2. Même dans la plupart des pays où la criminalité est en baisse, les mises en détention augmentent. On emprisonne non pas parce que le crime est en augmentation, mais parce que l'on croit à nouveau dans la vertu disciplinaire de la prison.





A part la Suisse, le taux de détention ne baisse que dans certains pays d'Europe de l'Est, notamment les pays baltes, qui s' "européanisent", rejoignant lentement la moyenne du taux de détention en Europe, abandonnant le modèle soviétique où le taux de détention était le plus élevé au monde (avec celui des États-Unis) 3. Partout ailleurs, le taux de détention augmente, en particulier dans les pays anglo-saxons, mais pas seulement.

Comment comprendre cette évolution ? A mon sens, elle participe en partie de la transformation sociale globale qui a vu les sociétés occidentales devenir plus inégalitaires. De fait, il existe un lien statistique extrêmement solide entre inégalités économiques, pauvreté et taux de détention.

Ce lien est bien sûr le plus fort si l'on compare des sociétés économiquement et socialement proches, comme les pays de l'Europe des 15.


Mais il vaut pour l'ensemble des pays développés :



Ce lien est généralement expliqué par les conséquences sociales des inégalités et de la pauvreté : une société inégale est également une société marquée par une plus grande violence sociale, et donc par plus de détentions.

Mais, à mon sens, il y a plus : le lien est également idéologique. Il y a, en effet, une affinité idéologique profonde entre l'acceptation sociale des inégalités sociales et le recours à la détention comme moyen de punition. De fait, on constate un lien statistique entre le taux de détention et l'importance des dépenses de protection sociale, qui sont un indicateur de la non tolérance d'une société aux inégalités de revenu, et de sa volonté de les diminuer par la redistribution 4.

Plus une société a recours à la détention, moins elle a un État-Providence développé, et réciproquement.

Si les inégalités ont pu progresser, comme les détentions s'accroître, c'est donc également en raison de la transformation idéologique globale des sociétés occidentales, par laquelle le regard porté sur les actions humaines s'est transformé, s'alignant sur celui des sociétés les plus inégalitaires, en particulier les États-Unis.

D'un regard sociologisant, replaçant les actions des hommes dans le cadre social qui les a rendu possible, les sociétés occidentales sont passée à un regard individualisant, ne rapportant l'action d'un individu qu'à lui même. Cette transformation ne vaut pas que pour le crime, mais également pour le succès social : un individu est désormais vu comme seul responsable aussi bien de sa réussite que de ses échecs ou de ses dérives.

Cette lecture individualiste du social est nécessairement moralisante. Refuser de prendre en compte les conditions sociales de possibilité des actions humaines, c'est enfermer les individus dans leurs actes, en refuser une analyse autre que morale en terme de responsabilité individuelle. De cette moralisation du regard naît l'insistance sur la primauté de la détention au détriment de mesures à finalité plus éducatives, en tout cas moins immédiatement punitives.

Mais cette lecture individualisante légitime également les inégalités : si les individus sont les seuls acteurs de leurs succès, alors ils ont droit d'en tirer la pleine jouissance. Ils n'ont aucun compte à rendre à la société, et rien à lui redistribuer, puisqu'ils ne lui doivent rien. Ce nouveau regard a donc favorisé la croissance des inégalités en Occident.

Le bling bling sans complexe et les prisons bondées participent ainsi d'un même monde, où les individus sont laissés seuls face à leurs actes, dans une société inégalitaire et punitive.

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1. Il va de soi que cela ne signifie pas que plus de 1% des français adultes sont allés en garde à vue en 2008, certains individus y étant allés plusieurs fois. Le nombre est néanmoins saisissant.

2. Ces graphiques sont à prendre avec précaution, les taux d'infraction résultant en partie de l'activité policière plutôt que de la réalité de la criminalité elle même. Les analyses des évolutions temporelles au sein d'un pays souffrent toutefois moins de ce biais que les comparaisons entre pays à un moment donné, les structures de l'activité policière se transformant relativement lentement. De ce point de vue, le taux d'homicide est l'indicateur le moins imparfait, étant relativement peu soumis aux variations de l'activité policière.

3. En 2009, les taux de détention dans le monde sont les plus élevés dans les anciens pays soviétiques, en particulier en Russie (628 détenus pour 100 000 habitants) et aux États-Unis, recordman mondial (760 détenus). Ils sont, en moyenne, six fois plus faibles en Europe (environ 100 détenus), et notamment en France (96 détenus).

4. On peut également analyser ce lien en voyant dans la détention un moyen alternatif de traitement de la question sociale : au lieu d'assister le pauvre, on le met en prison. C'est notamment l'analyse que fait Loïc Wacquant pour les États-Unis. J'ai quelques réserves sur ce type d'analyse.

3 commentaires:

  1. "Plus une société a recoursà la détention, moins elle a un État-providence développé"

    Disons que c'est peut-être vrai en Occident, parce que sinon et comme tu l'indiques les pays communistes (e.g. l'URSS) ne faisaient/font pas dans la dentelle non plus.

    Ce petit détail mis à part, c'est toi qui génère tous ces beaux graphes?

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  2. Une chose amusante à ce propos : la Chine a un taux de détention "européen" (119, plus faible que le Royaume-Uni...). Il va de soi que le problème se posait en des termes très différents dans le système soviétique. Toutefois, aujourd'hui, paradoxalement, c'est dans les pays de l'Est que l'État providence est le moins développé -ce qui renforce la corrélation (sans eux, r2 vaut 0,4).

    Les graphiques : ouaip, c'est moi. C'est même le parti pris sur lequel j'ai fondé ce blog : des graphs, encore des graphs !

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  3. Ne pas négliger non plus le transfert massif de patients des hôpitaux psychiatriques vers la prison.

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