samedi 23 mai 2009

Chute libre


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L'anatomie du Thatcherisme

Un article de Robert Skidelsky, le grand biographe de Keynes :

Thirty years ago this month, Margaret Thatcher came to power. Although precipitated by local conditions, the Thatcher (or more broadly the Thatcher-Reagan) revolution became an instantly recognizable global brand for a set of ideas that inspired policies to free markets from government interference.

Three decades later, the world is in a slump, and many people attribute the global crisis to these very ideas.

Indeed, even beyond the political left, the Anglo-American model of capitalism is deemed to have failed.

La suite se trouve ici. Elle vaut la peine d'être lue.
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jeudi 21 mai 2009

La crise, et après ?

Imaginons que nous soyons en 2012, et que la récession soit derrière nous, que se passera-t-il ? Les États-Unis reviendront-il à un taux de croissance de 3% comme entre 1995 et 2005 ? Et la France à 2,2 % ? Probablement, et nous allons même connaitre une ou deux années de croissance plus forte encore.

Du moins, c'est ce qu'affirme Paul Krugman. A le suivre, l'économie souffre actuellement d'une sous utilisation massive de ses facteurs de production. Le nombre de chômeur grossit aux États-Unis de 500 000 personnes chaque mois depuis 1 an. Lorsque la crise sera résolue, l'économie va par conséquent connaître une période de croissance exceptionnellement élevée, correspondant à la réutilisation de ces énormes facteurs de production laissés inemployés.

How can you fail to acknowledge that there’s huge slack capacity in the economy right now? And yes, we can expect fast growth if and when that capacity comes back into use.

Si on poursuit le raisonnement, on peut même penser qu'une fois ces facteurs remis en œuvre, l'économie retrouvera son rythme de croissance de long terme, correspondant au progrès technique et aux gains de productivité qui en résultent. En somme, pour reprendre la célèbre formule de Keynes en 1931, nous ne souffrons que d'un problème de dynamo. Le moteur remis en route, et après une petite embardée initiale, tout redeviendra comme avant.


La crise de 1929 offre un cas extrême de ce scénario. A partir de 1941, la reprise, rendue possible par les dépenses publiques liées à la guerre, a été accompagnée d'une croissance extrêmement forte : l'effort de guerre a été tel que, pour un temps, l'économie a même largement dépassé le trend de longue période. Puis, la guerre finie, l'économie s'est retrouvée sur la trajectoire de croissance de long terme qui existait préalablement à la crise de 1929.

En d'autre terme, on peut s'attendre à un an de forte croissance en 2012, puis au retour au rythme de croissance de long terme de nos économies, soit un peu plus de 2% pour la France.

Première objection à cet optimisme : encore faudrait-il savoir quand aura lieu la reprise. La crise des années 1930 nous montre que cela peut prendre des années. Comme le dit l'autre star de la blogosphère économique, Gregory Mankiw :
The problem is that those numbers start at the end of the recessions, and we do not know when the recession will end. In other words, if God came down and told us the exact date the current recession was going to end, my forecast subsequent to that date would be for higher than normal growth. But absent that divine intervention, there is always some chance the recession will linger (remember the Great Depression)
Il y a des raisons plus fortes encore de ne pas partager cet optimisme. Le scénario à la Krugman est fondé sur l'idée que l'économie suit un trend de croissance, autour duquel l'économie fluctue. Mais, rien ne garantit que cela soit le cas.

Premièrement, et c'est le scénario à l'autrichienne, tendance Hayek, on peut considérer que cette crise est le produit d'une mauvaise (sur) allocation du capital durant le boom dans certains secteurs. Aujourd'hui, les États-Unis se retrouvent avec un paquet de maisons à l'abandon, d'agents immobiliers inutiles, et de traders superfétatoires. En un mot, un immense gâchis de ressources humaines, économiques et naturelles, qui ont définitivement été perdues et feront défaut au moment de la reprise. De ce point de vue, la situation est meilleure en France.

D'autre part, il existe encore un autre scénario, beaucoup plus sombre : celui du choc pétrolier de 1973.


Après le choc pétrolier, l'économie française a connu un taux de croissance beaucoup faible qu'auparavant (fin des Trente Glorieuses). Cela a également été le cas des États-Unis. En 1984, ils ont bien connu une année de croissance exceptionnelle (7.2%). Mais la croissance y a durablement ralenti jusqu'en 1995.

La cause de ce ralentissement après 1973 est plus profonde que le seul mécanisme de mauvaise allocation du capital. Il résulte du fait que la crise de 1973 n'est pas économiquement semblable à celle de 1929. Elle offre l'exemple d'une crise due à un choc d'offre, quand la grande dépression de 1929 résultait de l'autre grand type de récession possible : celle qui sont le produit d'un choc de demande.

Un choc de demande est le propre des économies capitalistes modernes où les décisions de consommation et d'investissement sont prises de manière décentralisée. Dans ce type d'économie, il arrive périodiquement que la demande ne corresponde pas à l'offre rendu possible par les facteurs de production disponibles. Par exemple, si les banques font faillite, elles ne pourront pas prêter aux entreprises, qui ne pourront pas investir, déprimant d'autant la demande globale. C'est ce qui s'est passé en 1929. Et c'est ce qui se passe maintenant. Dans ce genre de situation, Keynes affirme que la solution est simple et technique : il suffit que l'État dépense à la place des autres, par un bon coup de déficit budgétaire. Et tout repartira comme avant.

La crise de 1973 est d'un type très différent. Elle n'est pas le produit d'une insuffisance de la demande, mais du fait que la production a été confrontée à la raréfaction d'une ressource sur laquelle elle est assise -les hydrocarbures. L'activité économique est fondée sur l'utilisation de ressources naturelles : plus elles sont abondantes, plus faibles sont les ressources nécessaires pour se les approprier, plus forte sera la croissance. Les pays de l'OPEP ont, en 1973 puis 1979, brutalement rendu ces ressources plus rares. L'économie ne pouvait donc pas reprendre le même rythme de croissance, même une fois le choc initial encaissé. Elle le pouvait d'autant moins qu'à ce choc des ressources naturelles s'est ajouté un autre choc "d'offre" : le ralentissement de la productivité, avec l'épuisement du modèle de production fordiste. Dans ce type de choc, l'économie ne peut pas revenir au même trend de croissance qu'auparavant. Et l'État n'y peut rien.

La crise actuelle s'inscrit certainement dans un scénario à la 1929. Pourtant deux éléments (au moins) complexifient l'analyse :

1- Nous avons connu un commencement de 1973 avant le déclenchement de la récession à proprement parler. En juillet 2008, le pétrole était à 130 dollars le baril. La croissance mondiale a alors fait face, durant une brève période, à une rareté croissante des ressources naturelles sur lesquelles elle repose. Quand la Chine retrouvera sa croissance à deux chiffres, et lorsque les américains rallumeront leur S.U.V, nous retrouverons le monde tel que nous l'avons quitté à l'été 2008 : avec une quantité finie et décroissante de ressources à nous offrir. Ce n'est pas un obstacle insurmontable, mais cela constitue très certainement la cause possible d'un ralentissement du rythme de la croissance -jusqu'à ce que le génie humain surmonte la rareté de la nature (ou pas).

2- La croissance des pays occidentaux les plus dynamiques, en particulier le Royaume-Uni et les États-Unis, était fondée sur un ensemble de déséquilibres qui ne pouvaient se poursuivre. En particulier, l'accroissement de la consommation des ménages dans ces pays a été rendu possible par une diminution continue de leur taux épargne et une augmentation corrélative de leur endettement. La croissance s'est nourri de l'endettement de tous les acteurs de l'économie et d'une balance des paiements fortement déficitaire.

Ce dynamisme économique fondé sur l'endettement est probablement définitivement brisé. Reste à savoir si les États-Unis trouveront un autre mode de régulation de leur économie, maintenant que la finance et la dette leur font défaut. A défaut, le rythme de croissance américain se rapprocherait de celui de la France, qui n'a pas pareillement joui des vertiges de l'endettement et de la finance.

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mardi 19 mai 2009

Greenspan est-il coupable ?

Un lecteur critique mon rejet de la responsabilité des banques centrales dans la crise, en raison de leur politique de taux faibles. L'accusation s'articule autours d'une idée simple : si les gens ont acheté en empruntant des maisons qu'ils ne pouvaient se payer, c'est que cela ne coûtait pas cher de le faire.

Mon point de vue est plus nuancé. Je n'exonère pas les banques centrales. Je critique l'idée d'en faire l'élément essentiel d'explication. Pour s'en tenir au seul rôle des taux d'intérêt bas, on peut par exemple observer :

1. que les taux n'ont été bas que 3 ans, de 2001 à 2004. Dès 2005, ils redeviennent élevés. Ils n'ont pu jouer un rôle que déclencheur. Et que pour la Fed. Les taux de la Banque d'Angleterre n'ont jamais été bas, ce qui n'a pas empêché le pays de connaitre une intense bulle immobilière comparable à celle des E-U.


2.Les Banques centrales n'agissent directement que sur les taux à court terme. Or les taux à long terme sont bas depuis longtemps, bien avant les subprimes. L'afflux de liquidité venues des pays asiatiques à balance excédentaire a joué un rôle déterminant dans cette situation : ces pays, la Chine en particulier, ont accumulé d'énormes réserves de change, et les ont investies sur les marchés financiers occidentaux, principalement aux États-Unis, alimentant ainsi les marchés obligataires et faisant baisser les taux. Pour le dire différemment, il y avait des liquidités disponibles en abondance, au niveau mondial, quelque soit la politique monétaire menée par les banques centrales occidentales. Comme Bernanke l'a suggéré dans une série de discours, les bas taux d'intérêt à long terme étaient ainsi dus autant à l'abondance de liquidités mondiales, qu'à la crédibilité des banques centrales ou aux faibles anticipations d'inflations.
From a narrow U.S. perspective, these low long-term rates are puzzling; from a global perspective, they may be less so.
Patrick Artus affirmait ainsi en 2007 que les banques centrales ont perdu le contrôle sur l'évolution de la masse monétaire au niveau mondial. Au milieu des années 2000, c'est la Chine qui en décidait (pour caricaturer).

3.Il faut également s'interroger sur la raison des faibles taux courts entre 2002 et 2005. Cela renvoie à la stratégie Greenspan : ne pas agir sur le marché quand il monte, puisqu'a priori le marché est rationnel -ou, en tout cas, personne ne peut prétendre détenir plus d'information que lui. Personne ne peut donc mieux juger que lui la pertinence de ses évolutions. Puis, sauver l'économie du désastre quand le marché s'effondre, par des taux très bas.
Telle a été l'essence de sa stratégie. On ne peut manquer de voir qu'elle s'inscrit dans le cadre d'un marché porté à de grands emballements spéculatifs et dans un contexte idéologique, qui rend toute intervention a priori suspecte. Pour tout responsable, cela revient à résoudre la quadrature du cercle. Greenspan l'a résolu à sa façon. Désormais, tout le monde s'interroge gravement sur les modalités futures de régulation par la banque centrale de l'irrationalité du marché. Mais c'est parce que le contexte idéologique a changé. Et que l'univers des possibles politiques s'est largement réouvert. Tel est l'effet politique des crises systémiques.

En résumé donc :

1) Les banques centrales n'étaient pas les seules responsables des bas taux d'intérêt.
2) Leurs taux d'intérêts n'ont été bas que durant trois ans
3) S'ils ont eu un rôle, il ne peut être que de déclencheur. La politique monétaire était restrictive au moment où la folie spéculative battait son plein (2005-2006). Reste donc à comprendre l'essentiel : les mécanismes, largement endogènes, de l'emportement spéculatif des acteurs. Les banques centrales leur ont, au mieux, fourni les munitions, pas l'arme ni l'envie de s'en servir.
4) Enfin, cette politique monétaire est à replacer dans le contexte idéologique d'alors, avec le marché dérèglementé d'alors. Si on veut faire son procès, il faut commencer par en rappeler les circonstances.

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lundi 18 mai 2009

Le martyre du lecteur du Monde

Depuis quelques mois, le quotidien nous inflige une couverture inepte du mouvement universitaire. Les pages économiques ne valent guère mieux et semblent relever d'une loi de Gresham journalistique : les mauvais journalistes chassent les bons. Ainsi, le lecteur est confronté avec Pierre-Antoine Delhommais à une sorte d'Éric Le Boucher du pauvre, depuis le départ du vrai. Il impose au lecteur un brouet idéologique, où se mélangent du Allais de la mauvaise période avec quelques banalités libérales. La semaine dernière, nous avons eu droit à cette chronique, qui contient en son cœur une idée dramatiquement fausse : les banques centrales financent les déficits par création monétaire. Cela serait même l'essence de leur politique anti-crise. 1

En décidant d'acheter en masse les emprunts du Trésor, c'est-à-dire en choisissant de créer de la monnaie pour financer directement les déficits publics, la Réserve fédérale, la Banque d'Angleterre et la Banque du Japon - la BCE s'y refuse encore, mais pour combien de temps ? - sont "devenues asservies au budget de l'Etat".

L'article commence par nous servir l'air connu du "tout ça c'est la faute aux banques centrales", nouveau cri de ralliement du libéral désorienté. Puis il débouche sur cette ultime condamnation des banques centrales : elles se comportent maintenant comme celle du Zimbabwe. Elles sont devenues les instruments de l'État et impriment des billets pour payer sa folie dépensière.

Rien n'est pourtant plus faux : les banques centrales explosent bel et bien leur bilan, mais pour permettre au secteur privé de se désendetter. Elles ne privatisent pas la gabegie publique : elles socialisent les pertes privées -et la folie qui leur a donné naissance. Delhommais n'est pas seul à reprendre cette idée fausse, née probablement de l'annonce par différentes banques centrales, en particulier la Fed et la Banque d'Angleterre, de la mise en œuvre de politiques dites d'assouplissement quantitatif, par lesquelles ces banques achètent des obligations d'État à maturité longue, ainsi que certaines obligations privées. Le raisonnement a dû être le suivant : les banques achètent des bonds du Trésor. Cela signifie donc que les banques font tourner la planche à billet pour l'État. Mais ce n'est pas du tout ce qui se passe.

Habituellement, les banques centrales achètent et vendent des titres du Trésor à court terme pour influencer les taux d'intérêt à court terme. Si elles veulent faire baisser ces taux, elles achètent des titres à court terme, ce qui conduit à accroitre leur cours, c'est-à-dire à faire baisser les taux (si le prix des obligations augmente, cela signifie en effet que l'emprunteur obtient plus d'argent quand il vend une obligation : autrement dit, le taux d'intérêt auquel il emprunte baisse).

Ces taux à court terme influencent à leur tour la "courbe des taux", c'est-à-dire les taux d'intérêt pour les prêts à moyen et long terme. Il est donc abusif de dire que les banques centrales fixent les taux d'intérêt : elles ne fixent que les taux d'intérêt à court terme. Au delà de trois mois, c'est le marché qui décide, en partie en fonction des anticipations qu'il forme des taux d'intérêt futurs de la banque centrale.

Le problème des banques centrales, et en particulier de la Fed, est qu'elles ont aujourd'hui épuisé toutes leur munitions conventionnelles : les taux d'intérêt à court terme sont égaux à pratiquement 0. La politique monétaire classique est devenue inefficace. D'où l'idée de Bernanke, imité ensuite par la Banque d'Angleterre, de sortir l'armement lourd, autrement appelé "assouplissement quantitatif". L'idée est simple : faire avec les titres à moyen et long termes ce que l'on fait habituellement avec les titres à court terme : en acheter pour faire baisser leurs taux d'intérêt -et, tant qu'à faire, acheter également des obligations d'entreprises privées ainsi que des prêts hypothécaires titrisés. En payant le tout avec de la monnaie fraichement imprimée, ou plutôt, puisque nous vivons une époque moderne, par quelques octets informatiques. Le but poursuivi est de s'assurer que les taux d'intérêt que payent les entreprises et les ménages baissent significativement, les incitant à investir et consommer.

La Fed s'est lancé dans l'achat des bons d'État à partir de mars. Elle a surtout essayé de faire baisser les taux des obligations de 4 à 7 ans, pensant que ce sont celles qui influencent le plus les taux des obligations pour le secteur privé. Le résultat de son action est, comme on peut le voir sur ce graphique, extrêment faible, de moins de 25 points de base (0.25%). Elle est même totalement inopérante pour les maturités plus longues, où les taux ont augmenté.



Les banques centrales n'agissent pas ainsi habituellement en raison du risque de l'opération : la valeur des obligations à moyen et long terme peut baisser avant leur maturité ; les emprunteurs privés peuvent même faire défaut. Le danger est que la perte soit telle que la valeur même de la monnaie qu'émet la banque centrale soit atteinte. C'est pour cela qu'une banque centrale n'agit jamais ainsi en temps normal. Mais nous ne vivons pas des temps normaux.

Est-ce que cela revient à financer par création monétaire l'État ? Dans le cas présent, pas vraiment. Quand une banque centrale veut financer les dettes de l'État par de la monnaie, elle procède ainsi : elle achète directement, avec de la monnaie qu'elle vient de créer, des obligations à l'État, sans même passer par le marché des obligations. L'État se sert de cet argent pour financer ses dépenses. C'est cela "faire tourner la planche à billet" dans une économie moderne où la banque centrale ne se confond pas avec le Trésor. Cette opération est aujourd'hui rigoureusement interdite en Europe. Elle a, en effet, le vilain défaut d'être inflationniste. Et, du temps de sa splendeur, le monétarisme a réussi à imposer cette idée simple : l'inflation c'est mal.

Ici, ce n'est pas tout à fait cela qui se passe. La banque centrale se contente d'acheter, sur le marché secondaire (le marché de l'occasion, si l'on veut) des obligations que l'État a d'abord vendue à des acteurs privés, parfois il y a longtemps. Le but n'est pas d'aider l'État à financer ses nouvelles dettes en achetant des obligations qu'il émet. Il est de faire baisser les taux d'intérêt pour aider le secteur privé. Qui plus est, en septembre, la Fed a obtenu des fonds de la part du Trésor pour financer ces opérations -fonds que le Trésor a lui même obtenu en émettant des obligations : le Trésor s'est endetté au profit de la Fed...

Mais surtout, un simple coup d'œil au bilan de la Fed nous montre le caractère marginal de ces opérations :

On voit que, depuis septembre, la Fed a vendu plus de la moitié de ses obligations du Trésor. Elle n'a presque plus de T-Bill. Elle s'est remise à en acheter à partir de mars, avec l'annonce d'une nouvelle vague "d'assouplissement quantitatif". Mais la quantité d'obligations du Trésor que la Fed a achetée est très faible au regard de celle qu'elle a vendue depuis un an. Il est extrêmement clair que la Fed ne fait pas tourner sa planche à billet pour acheter des titres publics : depuis un an, elle en a vendu bien plus qu'elle n'en a acheté.

Par contre, on voit tout aussi clairement que l'essentiel de la politique d'assouplissement quantitatif engagé à partir de Mars a consisté à acheter des titres hypothécaires (Morgage-based securities) (dont les taux ont baissé de 30 points de base) et des obligations d'entreprise.

Pour le dire différemment : la banque centrale américaine (tout comme l'anglaise) crée de la monnaie pour financer la dette du secteur privé. Comme nous l'indiquions, elle est devenue un prêteur en premier ressort. Si elle ne prête pas au secteur privé, personne, en tout cas pas les banques et la plupart des acteurs financiers, ne le fera. La morale de cette histoire est simple : il s'agit de socialiser les pertes privés. Pas de privatiser les déficits publics. Pour une raison simple : nous ne vivons pas une crise de l'endettement public, mais de la dette privée.

Mais c'est une idée qu'il est sans doute dur de comprendre quand on croit dans la sagesse indépassable du marché et dans l'irresponsabilité principielle de l'État.


1. Ce qui, du reste, dans les circonstances actuelles ne serait guère problématique, et nullement inflationniste (à court terme) : cela reviendrait à injecter dans l'économie les liquidités que les ménages et les banques ont retiré, en les gardant oisives dans leurs comptes.


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jeudi 14 mai 2009

L'INSEE analyse le partage de la valeur ajoutée

L'INSEE vient de publier un rapport sur le partage de la valeur ajoutée, en réponse à une requête de Nicolas Sarkozy.

Le rapport est né d'une commande présidentielle. Mais cette dernière n'est que la traduction du mécontentement populaire face à la stagnation salariale. Mécontentement qui a porté Sarkozy au pouvoir, sous fond de "travailler plus pour gagner plus", et qui a ressurgi au moment de la crise, avec ses révélations sur les rémunérations obscènes des grands patrons. On attendait manifestement la publication du rapport pour agir. A l'instant même de sa publication, Frédéric Lefebvre annonçait que le gouvernement prendrait des mesures, avec ou sans l'accord des partenaires sociaux. Le rapport est donc éminemment politique. Et son premier enseignement véritable est de nous dire ce qu'est le rapport du gouvernement en place aux savoirs statistiques, et singulièrement à ceux de l'INSEE : un prétexte à une action. Nullement quelque chose que l'on doit prendre au sérieux. Sur lequel on peut, en tout cas, faire pression pour que la mesure qu'il offre soit politiquement opportune.

On retrouve dans le rapport certains éléments que j'avais mis en avant dans mes deux billets sur la question. La problématique en est toutefois profondément différente. Le rapport porte sur l'évolution du partage de la valeur ajoutée, mais il consacre pourtant de très longs développements au lien entre productivité et salaire -question connexe, mais distincte.

Tout se passe comme si le rapport faisait un petit cours d'économie aux français. Ces derniers ont, pour la plupart, une vision rudimentaire de l'économie, qu'ils transforment en un jeu à somme nulle : pour que l'un (les patrons) gagne, il faut que l'autre (les salariés) perde. Ce qui les conduit à l'inférence en partie fausse que si les salaires n'augmentent pas c'est en raison de l'accroissement de la part des profits. Pourtant, sur le long terme, la hausse des salaires est étroitement corrélée avec la hausse de la productivité. Et c'est avant tout parce que la productivité stagne depuis 20 ans que les salaires augmentent faiblement. Le problème, ce n'est pas le partage du gâteau, mais sa taille :

Sur longue période, c’est le ralentissement des gains de productivité qui l’emporte, entraînant dans son sillage l’évolution des salaires.

Au contraire, le rapport s'interdit de mettre en perspective les évolutions qu'il constate pourtant dans la répartition de la valeur ajoutée, notamment dans l'usage par l'entreprise de la part qui lui revient après payement des salaires. On relève notamment cette phrase :
Sur la période récente, la capacité d'autofinancement se contracte à nouveau, avec pour corollaire une baisse du taux d’autofinancement. Ces évolutions trouvent leur origine dans la forte augmentation de la valeur des fonds propres des entreprises et la croissance corrélative des dividendes versés.
En clair : les entreprises payent tellement de dividendes, qu'elles n'ont plus assez de cash flow pour investir. Si elles veulent investir, il leur faut s'endetter beaucoup plus qu'auparavant. Pour le dire différemment, les actionnaires sont tellement gourmands qu'ils menacent la dynamique d'accumulation du capital. Pourtant le rapport ne dit rien du pourquoi d'une telle évolution. C'est là que le rapport est le plus faible : dans son absence presque complète de problématisation des mécanismes sous-jacents aux transformations qu'il constate.

Dernier constat : les critiques massives que reçoit l'INSEE depuis 10 ans sur la médiocrité des données qu'il fournit portent de plus en plus. Jusqu'à il y a peu on ne pouvait analyser sérieusement les évolutions les plus importantes dans les inégalités économiques à partir des données de l'INSEE. Elles sous-évaluaient les revenus du patrimoine, alors que leur croissance est une des causes le plus importantes de l'accroissement des inégalités. L'année dernière, l'institut a commencé à mieux les intégrer. D'un seul coup, les 10% les plus riches se sont retrouvés 20% plus riches qu'auparavant relativement aux 10% les plus pauvres.

Ces données, d'autre part, rendaient impossible l'analyse des évolutions salariales parmi les 10% des salariés les mieux rémunérés. Or, comme je le soulignais dans mon billet, c'est là qu'a lieu l'essentiel de la dynamique inégalitaire entre les salariés depuis 20 ans en France. Le travail de Camille Landais en avait fait la démonstration. L'INSEE a été contraint, faute de retirer tout sérieux à son travail, de produire enfin les données pertinentes, que l'on trouve dans le rapport (j'attends toutefois les séries statistiques en ligne).

Finalement, je crois que la seule annonce positive de ce rapport est que si, par le passé, la qualité des données de l'INSEE étaient outrageante au regard de celle des statistiques américaines, une partie du retard commence à être comblé. Pour l'écart des rémunérations, il faudra probablement attendre davantage.

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Qu'est qu'un banquier sensé ?

Qu'est-un banquier sensé ? La réponse de Keynes :

Les banques et les banquiers sont aveugles de nature. Ils n'ont pas vu ce qui allait arriver. [...] Un banquier sensé n'est hélas point un banquier qui voit venir le danger et l'écarte, mais un banquier qui, lorsqu'il se ruine, le fait d'une manière orthodoxe et conventionnelle, en même temps que ses collègues, de façon à ce qu'on ne puisse rien lui reprocher. [...]

Les symptômes actuels indiquent que les banquiers se précipitent au suicide. À chaque pas, ils ont refusé d'appliquer un remède assez énergique. Et ils ont laissé les choses aller si loin qu'il est à présent difficile de trouver un remède quelconque. [...]

Cela fait, bien entendu, partie du métier de banquier que de sauver les apparences, et de professer à l'égard des conventions, un respect des plus humains. Ils sont devenus, à force de tenir ce rôle, les hommes les plus roman­tiques et les moins pratiques qu'on puisse rêver. Il est tellement essentiel pour eux que leur état soit à l'abri de toute critique qu'ils en arrivent eux-mêmes à faire abstraction de tout sens critique, jusqu'à ce qu'il soit trop tard. En bons citoyens honnêtes qu'ils sont, ils ressentent de l'indignation pour les périls que court le malheureux monde dans lequel ils vivent, lorsque ces périls sont venus à maturité, mais ils ne les prévoient pas. Une conspiration des ban­quiers! L'idée est absurde! Si seulement cela pouvait exister ! S'ils doivent jamais être sauvés, je puis prédire que ce sera à leur corps défendant.


J.M. Keynes, Essais de persuasion, 1931, p. 89 et sv.

PS : Keynes a peut-être surestimé l'honnêteté des banquiers...

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mercredi 13 mai 2009

Quand les prophéties échouent (et ce qui advient sur Wikipédia)

Que se passe-t-il quand une prophétie échoue lamentablement ? Les vrais croyants continuent de croire : ils croient même davantage à la vérité de leur message prophétique. Les prophéties sont un cauchemar poppérien : rien ne peut jamais les falsifier aux yeux du vrai croyant. Même l'échec le plus lamentable renforce sa conviction.

La prophétie ultra-libérale d'un optimum économique et social par la dérégulation et le marché sans entrave a lamentablement échoué : les vrais croyants continuent pourtant d'y croire. Les événement récents ont été désastreux pour eux. Mais, comme on va le voir, ils s'en sont sorti avec brio. Enfin, pas vraiment, mais leur gymnastique intellectuelle relève de la haute voltige.

C'est à Max Weber que l'on doit la première étude sociologique sur la question, dans son ouvrage sur le Judaïsme antique. Les Hébreux avaient établi une alliance avec un Dieu qui leur assurerait force et victoire. Manque de chance : Nabuchodonosor en avait décidé autrement. Il détruisit Jérusalem et son Temple, déporta une partie significative du peuple hébreux. Cela aurait dû être fatal à la croyance en Yahvé. Et pourtant, c'est le contraire qui eut lieu : le peuple hébreux s'est, à l'occasion, transformé en peuple juif. La croyance en un Dieu unique s'est affermie, et les pratiques religieuses très fortement durcies. Par quel mécanisme ? Grâce aux prophéties de malheur (dont celle de Jérémie) qui ont conduit à interpréter cet échec apparent de Yahvé comme une preuve de sa toute puissance : le peuple hébreux s'était écarté de l'observance des rites que Yahvé lui avait fixé. En conséquence, il les a puni de toute sa puissance, faisant de Babylone l'instrument de son courroux. Il fallait donc plus que jamais observer ses commandements.

Comme l'a montré l'étude classique de Leon Festinger, on trouve au centre de ce processus de reconstruction de la réalité, le mécanisme psychologique de la dissonance cognitive : le croyant dénie l'échec parce qu'il ruine tout ce qu'il croit et tout ce qu'il a fait de sa vie. Plutôt que d'accepter la réalité, il va la réinterpréter. Festinger ajoute que cela ne peut fonctionner si le croyant est seul : il lui faut le soutien des autres croyants pour supporter le désastre, et construire un récit qui en transfigure la signification. Le groupe fonctionne comme une réassurance, et cette réassurance passe par une radicalisation de la croyance.

C'est très exactement ce qui s'est passé chez les vrais croyants ultra libéraux. La crise économique est un échec massif pour tous leurs récits. Le marché ne s'autorégule manifestement pas. La dérégulation n'a pas conduit au paradis économique sur terre, mais à la pire crise économique depuis 1929. Comme le dit l'homme aux talonnettes, il va falloir "refonder le capitalisme". Tout au moins, c'est l'enseignement qu'en ont tiré la plupart des individus, jusqu'au Financial Times :
The credit crunch has destroyed faith in the free market ideology that has dominated Western economic thinking for a generation. But what can – and should – replace it?
Les vrais croyant libéraux ont pourtant élaboré un récit alternatif, qui, dans son principe, se rapproche de celui des anciens Hébreux. Nous en sommes là, non pas parce que Dieu marché n'existe pas, mais parce qu'il nous a puni de n'avoir pas respecté ses commandements, et laissé le diable État agir à sa place : voilà la substance de leur récit.

La construction de ce récit est assez délicate : la crise actuelle est née d'une crise financière qui implique des acteurs financiers sur un marché dérégulé. Aucune trace de l'État dans tout cela. Du moins c'est ce que pense le mécréant. Il a tort : la crise des subprimes est d'origine politique. C'est l'État le coupable. Pour parvenir à un telle conclusion, les vrais croyants ont cherché désespérément tout ce qui pouvait, même lointainement, être rattaché à l'État, pour lui attribuer le blâme. Ils ont trouvé trois coupables, unis dans des analyses plus ou moins cohérentes :

-Les banques centrales, la Fed surtout. Comment ? Elles ont fournit des liquidités abondantes, avec leurs faibles taux d'intérêt, qui ont nourri la bulle. Nul ne nie que ces politiques ont joué un certain rôle, mais quand on utilise cet argument pour affirmer que les banques centrales sont la cause de la bulle financière, l'argument est spécieux : c'est un peu comme dire que le marchand d'arme a tiré à la place du tueur en série. Au pire, il est coupable de lui avoir vendu une arme, mais cela n'explique pas pourquoi le tueur en série a été pris d'une soudaine folie meurtrière. Le vendeur n'est certainement pas la cause motrice et efficiente du carnage. Pour expliquer la folie meurtrière du marché, il faut aller voir ailleurs : du côté de la dérégulation financière. L'argument revient par ailleurs à la figure des ultra-libéraux comme un boomerang. Ce sont les mêmes ultra-libéraux qui ont, en effet, passé l'essentiel des années 1990 à réclamer l'indépendance des banques centrales, et les années 2000 à venter les louanges de sa mise en œuvre. Et ils ont, à l'époque du supposé crime, encensé Greenspan, qui avait suivi leurs recommandations à la lettre, avec son idéologie du "le marché sait mieux que moi ce qu'il a à faire". J'ai donc à faire un petit rappel informatif à leur égard : les banques centrales sont indépendantes. L'État n'agit pas sur elle (au moins jusqu'à la crise). C'est ce qu'on appelle la dérégulation.

-Fannie Mae et Freddie Mac. Les banques centrales n'étant manifestement pas les tueurs, il a fallu trouver des acteurs financiers impliqués directement dans la bulle, et qui entretiennent quelques rapports avec l'État, dans la masse proliférante de hedge funds, banques d'investissement, véhicules spéciaux et autres acteurs de la bulle financière. Fannie Mae et Freddie Mac ont fait l'affaire : à l'origine, ce sont deux agences gouvernementales, dont le but est de réassurer les prêts hypothécaires, de manière à favoriser l'accession à la propriété. Les vrais croyants souffrent pourtant d'amnésie. Ils ont complètement oublié le fait qu'en 1968 Fannie Mae a été privatisée. Complètement oublié également le fait que sous Clinton, en raison de la pression des acteurs financiers et de ses actionnaires réclamant plus de profit, les critères de sélections des prêts qu'elle réassure ont été largement assouplis. Après tout, le marché sait mieux. Fannie peut lui faire confiance. Du moins c'est ce qu'on affirmait à l'époque. Encore une fois, l'argument est un boomerang : vous vouliez la dérégulation ? Et bien, vous l'avez eu.

-La régulation elle même. Henri Lepage nous le dit : "c'est par là que tout a commencé". Vous pensiez que nous souffrions d'un déficit de régulation, suite à la déréglementation des marchés. Vous aviez tort : ce sont les quelques régulations restantes, beaucoup trop nombreuses, qui ont provoqué la crise. Si l'État n'avait pas régulé, il n'y aurait pas eu de crise. D'ailleurs, on vous l'affirme sans rire, le secteur bancaire est le plus régulé qui soit. Les ratios prudentielles de Bâle I et II ont, en particulier, poussé les acteurs à agir imprudemment. Sans les accords prudentiels, les banques auraient pu faire tout ce qu'elles voulaient et quand elles font tout ce qu'elles veulent, elles ne font pas n'importe quoi. Puisqu'on vous le dit. La preuve. On atteint là le stade ultime de la dissonance cognitive. Si vous rencontrez quelqu'un qui vous dit ça : n'essayez même pas de discuter avec lui. A moins que vous trouviez le dialogue avec un mormon enrichissant, bien sûr.

Point fascinant, dans ces récits, on retrouve un trait observé par Festinger et Weber : la radicalisation du discours. Le monde économique ayant été dérégulé, et le désastre ayant néanmoins eu lieu, c'est donc qu'il n'était pas vraiment dérégulé, ou pas assez, puisque le marché est l'optimum, par définition. D'où le rejet de tout discours, même libéral, qui pourrait suggérer le contraire. D'où le renouveau, dans ces milieux, des thèses les plus radicales, que fournit la tradition dite autrichienne. En particulier, une idée délirante est devenue le nouveau crédo : il faut la liberté monétaire complète. Plus de privilège des banques centrales. Tout le monde doit pouvoir émettre de la monnaie. Et si possible, ajoutent certains, il faut le retour à l'étalon or (et pourquoi pas à la machine à vapeur, tant qu'on y est ?).

Et Wikipédia dans tout ça ? On arrive ici au deuxième trait constaté par Festinger : le croyant se persuadera d'autant plus que la prophétie n'a pas échoué qu'il s'en convaincra grâce aux autres, et qu'il parviendra à en convaincre les autres. Comme le dit Fred Smith :

Le défi auquel nous sommes aujourd'hui confrontés, nous économistes libéraux, est de faire apparaître cette imposture [des explications habituelles] au grand jour. Nous devons développer et diffuser un autre récit de la crise qui puisse se décrire en slogans aussi simples aussi efficaces que ceux utilisés par nos adversaires. Ce défi est à la fois intellectuel et politique. Mais, plus que tout, il suppose que nous en ayons les moyens, notamment les moyens de communiquer et de faire le marketing de nos idées.

On retrouve ainsi ces slogans apologétiques présentés comme des vérités d'évidence, dans la limite de la NPOV (ou pas), dans divers articles de wikipédia. Une comparaison avec les articles anglais parle d'elle même.

Quelqu'un qui vous explique, tout en sous-entendus, que les causes de la crise se résument aux banques centrales, à leurs taux d'intérêt, ou à Fannie et Freddie n'est finalement pas très différent d'un mormon en chemise blanche et badge noir qui vous offre des cours d'anglais gratuits : les voies du royaume sont pour lui impénétrables, longues et parfois contournées. Elles passent même par Wikipédia.

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lundi 11 mai 2009

Le partage de la valeur ajoutée (2)

La répartition de la valeur ajoutée fonctionne comme un écran, écrivions-nous : elle semble donner à voir l'essentiel, quand elle le masque.

Elle nous cache tout d'abord les évolutions qui se sont opérées au sein même du "capital". Le capital est, dans la comptabilité nationale, ce que garde l'entreprise de la valeur ajoutée, une fois qu'elle a payé les salaires : telle est la définition, simplifiée, de l'excédent brut d'exploitation (EBE). Mais l'EBE ne dit rien de ce que l'entreprise fait de la valeur ajoutée qui lui reste. De ce "profit", les actionnaires (c'est à dire les propriétaires juridiques du capital) peuvent ne rien toucher. L'entreprise peut entièrement le retenir, et ne rien leur donner. Elle en retient toujours une part importante, ne serait-ce que pour auto-financer son investissement. L'excédent brut d'exploitation ne mesure donc en rien la part du profit qui revient aux capitalistes. Les entreprises conservent toujours une part de la valeur ajoutée pour poursuivre leur activité : même dans une société communiste, l'excédent brut d'exploitation ne serait donc pas nul et il y aurait partage de la V.A entre "capital" et "travail" !

Or, c'est dans l'usage par les entreprises de leur part de la valeur ajoutée que s'est opérée la première transformation décisive dans sa redistribution. A partir des années 1990, les actionnaires ont accru leur emprise sur la gouvernance des entreprises, et ont réclamé des dividendes beaucoup plus élevés que par le passé. Les entreprises, soumises au "benchmarking" des marchés boursiers, et au graal du ROE à 15%, ont été contraintes d'obtempérer, et de redistribuer une part croissante de l'EBE à leurs actionnaires, et donc, in fine, de la valeur ajoutée.

L'augmentation est considérable : la part de la V.A redistribuée sous formes de dividendes a été multipliée par 5 en 25 ans. Les dividendes représentaient ainsi, en 2007, 25% de la valeur ajoutée produite en France et 75% de l'excédent brut d'exploitation des entreprises. Cette augmentation vertigineuse doit, toutefois, être nuancée. Elle recouvre en partie la financiarisation croissante du lien entre les entreprises : les entreprises versent plus de dividendes, mais elles en reçoivent aussi davantage, notamment de la part de leurs filiales. Pour mesurer précisément la part de la valeur ajoutée produite en France qui est versée par les entreprises aux actionnaires individuels, et non à d'autres entreprises, il faudrait pouvoir soustraire aux dividendes versés par les entreprises françaises les dividendes reçus de la part d'autres entreprises françaises. Or, c'est une donnée dont on ne dispose pas : on ne connait que les dividendes qu'on reçus les entreprises françaises, sans que l'on sache si ces dividendes viennent ou non d'autres entreprises françaises. Si l'on fait néanmoins cette soustraction (qui donne les dividendes versés "nets" par les société non financières), on obtient ce graphique. Quoiqu'il permette de mieux cerner les ordres de grandeur en jeu, il n'a toutefois aucune valeur véritable, étant donné la difficulté que je viens de souligner.


La tendance de fond demeure, même si elles est moins marquée : les dividendes versés aux actionnaires ont doublé par rapport au trend de long terme des années 1960. Ils représentent 8% de la valeur ajoutée produite en France, et 25% de l'excédent brut d'exploitation (le "capital"). La plus value produite va donc de plus en plus vers les ménages "capitalistes" et elle est de moins en moins retenue par l'entreprise.

La croissance des dividendes versés a provoqué une transformation dans le revenu des ménages français : la part des dividendes reçus dans le revenu disponible des ménages a fortement augmenté depuis 1990. Évolution que nous masque ce graphique qui porte sur tous les ménages : les actionnaires n'en constituent qu'une fraction située en haut de la hiérarchie des revenus. Cette augmentation n'a donc profité qu'à une minorité. La transformation dans la gouvernance des entreprises nourrit ainsi les inégalités de revenu entre les ménages.

Toutefois, une part plus importante encore de la dynamique des inégalités entre les ménages se joue ailleurs : dans les salaires. Aujourd'hui, la quasi totalité de la population active française est salariée. C'est la seconde raison pour laquelle l'analyse du partage de la valeur ajoutée entre "capital" et le "travail" fait écran : elle laisse croire que le monde du salariat forme un tout homogène, uniformément soumis aux pressions du "capital". Or, il n'en est rien : une partie du salariat est étroitement lié au "capital" : la direction même des plus grandes entreprises françaises est aujourd'hui occupée par des salariés.

Un problème récurrent pour les actionnaires, depuis que les entreprises sont dirigées par des salariés, et non par eux-mêmes, a été de créer des incitations telles que ces salariés en position dirigeante servent prioritairement leurs intérêts d'actionnaires (problème d'agence à l'origine d'une riche littérature, sur laquelle je reviendrai). Or, deuxième transformation essentielle dans la gouvernance des entreprises, les actionnaires ont cherché à inciter les dirigeants des entreprises à agir en faveur de leurs intérêts par une série de nouvelles méthodes d'intéressement (dont les stock options), qui ont accru considérablement leurs salaires. Le salaire des dirigeants d'entreprises, et du haut encadrement, a donc fortement augmenté, tandis que celui des salariés de base augmentait lentement, moins vite que la croissance de la productivité. La transformation la plus fondamentale dans le partage de la valeur ajoutée a ainsi eu lieu entre les salariés eux-mêmes, même si elle résulte de la mise en place d'un nouveau mode de gouvernance visant à maximiser les profits reçus par les actionnaires. Les données de l'INSEE sont là aussi trop pauvres pour décrire finement ces évolutions : elles ne permettent que de comparer l'évolution du salaire à partir duquel on fait partie des 10% les mieux payés (D9) avec le salaire médian, c'est à dire le niveau de salaire en dessous (ou au dessus) duquel se situe la moitié des salariés français .

On voit que le salaire plancher à partir duquel on appartient aux 10% les mieux payés augmente plus vite que le salaire médian. Mais ces données sont très inadéquates aux processus en cours : c'est une très petite minorité de salariés, bien plus étroite que les 10% les mieux payés, qui bénéficie de fortes augmentations de salaire. Pour comprendre les évolutions en cours, on doit faire appel au travail de Camille Landais, qui a étudié les évolutions salariales à partir des déclarations fiscales de revenu.


La dynamique inégalitaire des évolutions salariales fonctionne selon un principe simple : les salaires ont d'autant plus augmenté que l'on est situé en haut dans la hiérarchie salariale. Entre 1998 et 2005, les salaires moyens de la quasi totalité des salariés (les 90% des salariés les moins bien payés) ont stagné (+3%). Ceux du 1% les mieux payé a augmenté de 14% ; ceux des 0,1% les mieux payés de 30% et ceux des 0,01 % les mieux payés de plus de 50%.

Au final, trois dynamiques étroitement liées ont eu lieu depuis 25 ans :

1) La part de la valeur ajoutée distribuée globalement aux salariés est aujourd'hui plus faible qu'elle ne l'était après guerre. Mais cette baisse n'est pas considérable (3 points de % approximativement). Et elle est ancienne (plus de 25 ans).
2) La valeur ajoutée que conserve l'entreprise après le partage avec les salariés est de plus en plus fortement distribuée aux actionnaires et non retenue par l'entreprise elle même. Autrement dit, la part du profit perçu effectivement par les actionnaires ne cesse de s'accroitre. C'est une tendance lourde, dont les effets ne cesse de se faire sentir sur le fonctionnement des entreprises.
3) Le management des entreprises connaît des augmentations de salaires considérables depuis 10 ans, alors que le salaire moyen de la quasi totalité des français stagne, progressant moins vite que la productivité. Cette dynamique, comme la précédente, n'est pas propre à la France. On les retrouve, décuplées, aux États-Unis. Au regard des États-Unis, la France ne s'y est engagée que très timidement et très tardivement.

De ces trois dynamiques, les deux dernières sont les plus récentes et les plus fondamentales : ce sont elles qui sont au principe de la croissance récente des inégalités de revenus en France. C'est par elles que s'opère la financiarisation de la gouvernance des entreprises et de la société française elle même. S'arrêter au partage de la valeur ajoutée, c'est donc rater l'essentiel.

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La répartition de la valeur ajoutée (1)

L'idée que le partage de la valeur ajoutée s'est déformé en France, au profit du capital, est un argument récurrent du débat public. Il n'est guère de débat télévisée où Olivier Besancenot ne manque d'affirmer que l'on doit "reprendre les 10 points" que le capital a pris au travail depuis 30 ans. Cet argument est devenu presque un cliché, mobilisé systématiquement à gauche pour dénoncer l'accroissement des inégalités sociales et l'emprise croissante du néolibéralisme sur nos vies. Ce à quoi on répond, du moins si on a une vue moins négative de telles évolutions, que cette baisse de la part des salaires n'est pas réelle, qu'elle n'est vraie qu'en comparaison avec la fin des années 1970, mais pas sur le long terme. Sur le long terme, rien n'aurait vraiment changé.

Ces débats sont, en fait, fondés sur une incompréhension de ce que mesure ce « partage de la valeur ajoutée ». Incompréhension tout d'abord de ce que veut dire « capital » dans ce contexte. Incompréhension surtout du monde dans lequel nous vivons. Dans notre monde, la dynamique des inégalités économiques ne se joue plus essentiellement entre capital et travail, mais au sein même du travail. Il y a longtemps que les ménages les plus riches ne sont plus composés que de capitalistes oisifs. Nous ne vivons plus dans le monde de Marx, où s'opposent prolétaires et capitalistes. Cela ne signifie pas que notre monde est plus juste pour autant, mais que la dynamique de ses injustices est d'une toute autre nature. Et que le partage de la valeur ajoutée est un bien mauvais indicateur de ces évolutions.

Mais tout d'abord revenons sur ce fameux partage : s'est-il modifié ? Si l'on prend les données les plus brutes de l'INSEE, voilà ce que l'on voit :


Le graphique semble étrange : la part des salaires augmente sur une longue période, même si elle a diminué légèrement depuis 1980. Or, dans le même temps, la part du capital (que mesure l'excédent brut d'exploitation) augmente aussi. La part du travail et celle du capital s'accroissent ensemble ! Comment une telle bizarrerie est-elle possible ? Parce qu'il n'y a pas que des entreprises (le capital) et des salariés (le travail) : il y a également des entrepreneurs individuels qui sont un peu des deux à la fois. Or, leur nombre diminue. Les parts du capital et du travail peuvent donc augmenter en même temps, en raison de la baisse de la part des indépendants dans le partage de la valeur ajoutée, corrélative de la baisse de leur nombre.

En raison de l'existence de ces indépendants, le calcul du partage de la valeur ajoutée est toujours fondée sur des conventions comptables, dont le but est de supprimer cet effet de salarisation croissante. Or, aucune de ces conventions n'est vraiment satisfaisante. La convention la plus commune consiste à faire comme si les indépendants se versaient des salaires fictifs égaux aux salaires moyens (voir ici, page 4, pour la décomposition comptable). Ce qui n'a à la vérité aucun sens, puisque justement ce ne sont pas des salariés. Si l'on ajoute la difficulté comptable que posent les sociétés financières, dont la valeur ajoutée est également mesurée à partir de définitions contestables (des précisions ici), on arrive non pas à une mesure de l'évolution de la répartition mais à un spectre, qui montre la difficulté de l'exercice. En fonction de la convention comptable adoptée, la baisse de la part du travail dans la valeur ajoutée entre 1972 et 1999 va, selon Philippe Askenazy, de 0,6 à 10 points de % !

Autant dire que l'exercice est presque vain, qu'il ne fournit en tout cas aucune mesure de ce que l'on veut vraiment savoir : la capital s'approprie-t-il plus de la valeur ajoutée ? Et si oui, précisément combien ?

Pour répondre à cette question, il est au final plus sage d'être modeste dans sa mesure, de supprimer tous ces problèmes comptables, en ne s'intéressant qu'aux sociétés non financières. Celles-ci produisent un peu plus de la moitié de la valeur ajoutée en France, et forment le coeur du rapport entre capital et travail dans la production économique. Elles offrent ainsi un excellent indicateur de l'évolution du partage de la valeur ajoutée, à défaut de pouvoir mesurer véritablement celui-ci.

Comme on le voit, il y a quelque malhonnêteté à se référer, comme le fait Besancenot, à la fin des années 1970 pour affirmer que le capital s'est approprié 10 points de % en plus de la valeur ajoutée (ce qui est le cas, ou presque, si on compare 1982 et 1990). C'est en effet oublier que 1982 marque la fin d'une période où le partage s'était déformé, mais dans l'autre sens, au profit du travail, qui récupère 6 points entre le premier choc pétrolier et 1982.

C'est surtout négliger que la fin des années 1970 correspond à une période exceptionnelle dans l'histoire du capitalisme français : celui d'une crise de sa reproduction, sous l'effet des chocs pétroliers et de la force des revendications salariales. Or, ce moment ne pouvait durer : tout d'abord parce que la rentabilité des entreprises s'était grandement dégradée, les contraignant à accroitre fortement leur endettement, et à diminuer tout aussi fortement leur investissement. La reproduction même de l'appareil de production était ainsi en jeu. Ensuite parce que cette hausse a poussé les entreprises à substituer du capital à la place du travail : puisque les salariés coûtaient plus cher, les entreprises ont utilisé des machines à leur place. Ce qui a fait baisser la part du travail dans la valeur ajoutée. Ce mécanisme de substitution entre facteurs de production fait que, sur une longue période, la répartition de la valeur ajoutée ne connait jamais de très fortes variations, comme le note Thomas Piketty. Ce qui ne signifie toutefois pas qu'elle n'en connaît aucune.

La fin des années 1970 ne peuvent donc servir de point de comparaison pour apprécier notre situation actuelle par rapport à la longue période. Dans une perspective de longue période, on voit néanmoins qu'une déformation est bien intervenue. Mais elle est d'une ampleur beaucoup plus faible : entre 3 et 4 point de % entre le trend de long terme des Trente glorieuses et la période qui s'ouvre vers 1990. Ainsi, il y a bien eu déformation du partage. Mais cette déformation n'a pas l'étendu qu'on lui prête souvent à gauche. Elle n'est pas nulle. Elle n'est pas considérable non plus.

Cette déformation est surtout trop faible, et trop ancienne, pour rendre compte des transformations considérables qu'a connu le capitalisme français depuis 1990. Pour les comprendre, le partage de la valeur ajoutée fait écran : il donne l'impression de fournir l'information pertinente, alors que l'essentiel lui échappe. Pour saisir ces évolutions, il faut ouvrir les deux boites noires que constituent le "travail" et le "capital" : c'est là que l'essentiel se joue.

Pour lire la suite, c'est ici.
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mardi 5 mai 2009

La dette de la France

Lorsque j'entends quelqu'un dire la "dette de la France", j'ai envie de sortir mon révolver. Aucune expression n'est aussi fautive du point de vue du savoir économique ; aucune n'a une telle charge idéologique. Au grand bêtisier de la dette publique, la "dette de la France" se situe à des hauteurs stratosphériques. Non seulement parce que l'expression est politiquement manipulatoire, mais parce qu'en plus elle a masqué les dynamiques qui nous ont conduit là où nous sommes : dans la pire récession depuis 1945. Nous avions un redoutable problème de dette : mais ce n'était pas celui de l'État. Cet endettement n'intéressait personne : il ne fournissait pas le prétexte à un démantèlement de l'État providence, parce que "les caisses sont vides". Et il rapportait beaucoup.

L'expression est une ineptie parce qu'elle laisse penser que, en France, il n'y a que l'État qui s'endette. Ce qui est parfaitement inexact. Dans un pays donné, il y a trois grands types d'acteurs : l'État (les administrations publiques, en fait), les ménages et les entreprises.

Ces trois acteurs empruntent. Ces trois acteurs ont des dettes. Et si l'on veut parler de la dette de l'État, il faut le dire et parler de dette publique. La dette de la "France", si l'expression a un sens, c'est tout autre chose. Économiquement, l'agrégat qui s'en rapproche le plus est ce que l'on appelle l'endettement intérieur total. Si vous pensiez que la "France" était gravement endettée, vous allez avoir un infractus : en 2006, la dette publique valait 63 % du PIB ; les dettes cumulées de l'Etat, des ménages et des entreprises en valaient 181 %. Disons le différemment : la dette publique ne représentait pas même la moitié de celle du secteur privé (ménages et entreprises réunies). Et ce n'était pas même la première : celle des entreprises valait 73%.


Parler de la "dette de la France" est manipulatoire, parce que cela conduit à masquer la signification économique réelle de l'endettement public en France.
Comme on le voit sur ce graphique, la France est l'un des pays développés qui a un endettement intérieur le plus faible. Il est en particulier nettement plus faible (plus de 25%) que celui du Royaume-Uni, qui faisait figure, il y a peu encore, de parangon de vertu, en raison de son faible endettement public. Nous reviendrons sur ce point, qui s'est avéré décisif.

La répartition de l'endettement oppose deux grands types de pays. Il y a ceux, comme le Royaume-Uni, qui ont un faible endettement public, mais un fort endettement privé (en particulier des ménages). Et il y a ceux, comme la France, qui ont un fort endettement public, mais un endettement privé (en particulier des ménages) beaucoup plus faible. Ce n'est pas un hasard, mais cela renvoie au rôle économique que joue l'État dans ces deux types de pays. L'État, en France, procède à une large socialisation des dépenses. Il offre aux ménages de nombreux services : l'éducation, la santé, la retraite ou encore le logement (HLM). Puisque ses dépenses sont élevées, il est logique que son budget soit important, de même que son endettement. Quand l'État construit un hôpital public par exemple, il le fait en s'endettant.
Au contraire, dans des pays plus libéraux, comme le Royaume-Uni, l'État socialise beaucoup moins les dépenses. C'est aux ménages de payer eux-même leurs dépenses de santé (États-Unis), leur éducation etc. Les prélèvements obligatoires sont donc plus faibles, de même, en principe du moins, que l'endettement public. Par contre, les ménages sont plus endettés.

Voilà la première raison pour laquelle l'expression la "dette de la France" est manipulatrice : elle fait croire que la dette publique est sans contrepartie en termes de services rendus, et qu'elle est d'une nature très différente de celle des ménages. Personne ne dit d'un ménage qui a contracté une dette égale à 60% de son revenu pour acheter un logement qu'il est en faillite. Et tout le monde oublie que si ce ménage s'endette pour payer son éducation, c'est en partie parce que l'État ne l'a pas fait à sa place.

La seconde raison est non moins décisive : ce discours, dont la finalité est de légitimer les politiques de démantèlement de l'État providence, a masqué qu'il y avait, en effet, un grave problème d'endettement. Mais pas de l'État : des ménages et, de façon moindre, des entreprises. Mais pas en France : surtout au Royaume-Uni et aux États-Unis. La crise actuelle est, en effet, le produit d'une bulle de l'immobilier qui a été nourrie par le crédit et l'endettement des ménages. On constate ce phénomène, même en France.

La croissance de l'endettement du secteur privé a été beaucoup plus soutenue que celle de l'État. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, la dynamique a été infiniment plus forte. Aux États-Unis en seulement 6 ans, entre 2000 et 2006, l'endettement des ménages est passé de 67% à 97% du PIB, soit une augmentation de 44%. L'endettement des ménages était tel qu'un certain nombre d'entre eux ont fait faillite, entrainant avec eux l'économie mondiale. Telle est bien la substance de la crise actuelle : les ménages ont emprunté bien plus qu'ils ne pouvaient rembourser. De leur incapacité à rembourser leur dette est née la crise actuelle.

Suivre l'émission de France 5 La France en faillite avait ainsi quelque chose de stupéfiant. Y voir Michel Pébereau, patron de la BNP, annoncer l'apocalypse en raison de la croissance de l'endettement public, au moment même où l'endettement privé était en train de provoquer la plus grave récession mondiale depuis 70 ans, était surréaliste. Quand on se souvient que ce sont les banques, dont la BNP, qui ont nourri cet endettement, parce qu'elles en tiraient de larges profits, c'était même insupportable.

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lundi 4 mai 2009

La banque centrale américaine explose son bilan

La Fed explose son bilan. En deux mois, entre début septembre et fin octobre 2008, elle a doublé son bilan, achetant pour 1 000 milliards de dollars d'actifs, c'est-à-dire l'équivalent de la moitié du PIB de la France. Cette inflation du bilan de la Fed est un des événements les plus décisifs de la crise économique, un de ceux qui en offre une des clés de compréhension les plus puissantes.

Une banque centrale exerce deux fonctions essentielles : elle offre de la monnaie à l'économie, et contribue ainsi à déterminer les taux d'intérêt ; elle assume la fonction de prêteur en dernier ressort, c'est-à-dire qu'elle offre des liquidités à un acteur financier en détresse lui permettant ainsi de supporter une crise de liquidité. On décrit classiquement ce rôle à travers l'exemple d'une banque victime d'un "run" sur ses dépôts à vue, en raison d'une panique des déposants, et qui risque de faire faillite, alors même qu'elle est saine. Grâce aux prêts de la banque centrale, elle peut rembourser ses déposants, sans vendre en détresse ses actifs. Elle supporte ainsi le "run" et ne provoque pas de "risque systémique" (effet de domino sur les autres banques qui lui avaient prêté).

Les commentateurs ne connaissent souvent que la première fonction, et c'est à partir d'elle que l'on a décrit l'activité récente de la Fed. Ainsi, on a surtout retenu que la Fed a fait en sorte de baisser les taux d'intérêt jusqu'à la trappe à liquidité, jusqu'au taux 0, pour relancer l'économie. Il me semble pourtant que c'est l'activité de prêteur en dernier ressort de la Fed qui a été la plus notable dans la crise financière : c'est elle qui est à l'origine de l'explosion de son bilan, au moins jusqu'à la volonté récente de la Fed d'influencer directement la courbe des taux.

Comme le note Bernanke lui même :
We no longer live in a world in which central bank policies are confined to adjusting the short-term interest rate. Instead, by using their balance sheets, the Federal Reserve and other central banks are developing new tools to ease financial conditions and support economic growth.
Qui plus est : la Fed, par l'importance de ses activités de prêteur en dernier ressort, a poussé ce rôle dans ses ultimes limites, le transformant ainsi. A mon sens, les choses suivantes se sont passées :

1. La Fed a étendu sa fonction de prêteur en dernier ressort à la totalité du système financier, aidant les banques d'investissement et les hedges funds qui ne relèvent pourtant pas de sa supervision, et qui n'auraient pas dû avoir accès à ses fonds.

2.Elle a fini par assurer une fonction de prêteur en premier ressort. C'est elle qui prête directement à tous les acteurs de l'économie, à la place des banques, comme le souligne l'extension hier du TALF à de nouveaux investisseurs.

3.Elle assume ainsi une partie de plus en plus grande du risque lié à l'endettement de l'économie américaine. Plus précisément, elle a procédé à un transfert du risque de crédit du secteur privé vers elle même. Se faisant, elle dégrade la qualité de son bilan.

4.Elle permet ainsi aux acteurs de l'économie américaine d'opérer leur désendettement, de procéder à la déflation de leur bilan ("deleveraging") de manière relativement ordonnée, comme le suggère par exemple Janet Yellen dans sa passionante communication aux Conférences Hyman Minsky du Levy Economic Institute (16e minute). Se faisant, elle transfère la dette du secteur privé vers elle même.

Cela conduit à deux conclusions essentielles :

1. La Fed procède à une socialisation des pertes, selon le vieux principe qui veut que le capitalisme repose sur la privatisation des profits et la socialisation des pertes. Ces pertes se dénoueront soit par une taxation directe des contribuables, soit par une taxation indirecte à travers une accélération de l'inflation après la récession.

2.L'autonomie de la banque centrale est apparue comme une fiction. C'est bien ce que souligne la conclusion précédente : la Fed s'est livré à une politique financière, en partenariat constant avec le Trésor, qui sera ultimement payée par le contribuable américain, devant lequel elle n'est pourtant pas responsable.

Les limites d'un billet nous interdise de rentrer dans les détails. Nous ne ferons qu'illustrer rapidement chacun de ces points. On peut s'appuyer pour cela sur le graphique suivant, sur lequel j'ai reconstitué l'évolution des actifs de la Fed depuis 2007.

Au quotidien, la Fed fixe le taux d'intérêt par des opérations dites d'open market : elle crée de la monnaie et achète ainsi des obligations du Trésor (notamment les T-Bills). Ainsi, elle injecte de la monnaie dans l'économie, et fait baisser le taux d'intérêt. Elle se livre à l'opération inverse si elle veut faire augmenter le taux d'intérêt. L'essentiel de l'actif de la Fed est donc constitué d'obligations du Trésor. Ces obligations sont totalement sûres, l'État américain n'étant pas prêt de faire faillite : leur possession ne pose donc aucun risque. Par ailleurs, son actif n'augmente que très lentement, à mesure que la Fed fournit de plus en plus de monnaie à l'économie en fonction de son expansion.

C'est ce que l'on voit sur ce graphique jusqu'en mars 2008. A partir de mars 2008, et jusqu'en septembre, la taille du bilan reste identique, mais sa composition se transforme. Il s'est passé la chose suivante. Bear Searns, une banque d'investissement qui s'était livré à une spéculation gigantesque sur les dérivés de crédit (notamment les fameux subprimes), fait faillite. En tant que banque d'investissement, elle ne relève pas de la supervision de la Fed. Pourtant, la Fed va intervenir : la faillite de Bear Stearns menace tout le marché des dérivés de crédit, qui est devenu central dans le financement de l'économie américain. La Fed prête 29 milliards à JPMorgan, qui rachète Bear Stearns (en créant un véhicule spécial, Maiden LLC, ligne de crédit situé en haut sur le graphique). Elle ouvre une nouvelle ligne de financement à tous les acteurs qui assument un rôle central dans le marché des dérivés de crédit : la Primary Dealers Credit Facility (prêt aux broker-dealers, sur le graphique), ce qu'elle n'a jamais fait, puisqu'elle ne les supervise pas. Ces derniers obtiennent des fonds en laissant en collatéral non pas des obligations du trésor, mais toutes sortes de titres, comme des MBS (dérivés de crédit sur le logement). La Fed pourrait se financer en créant de la monnaie. Elle choisit au contraire de vendre ses actifs sûrs (les obligations du Trésor) pour financer ses lignes de crédit, en acceptant des collatéraux infiniment plus risqués. On voit ainsi qu'avant même septembre, la Fed ne possède presque plus de T-Bills.

La Fed s'est engagé dans un processus qui ne va faire que s'amplifier avec la crise. Elle a prêté à de nouveaux acteurs financiers (point 1). Elle a dégradé son bilan, échangeant des titres sans risque contre des titres risqués, transférant le risque du secteur financier privé vers elle-même (point 3). Ainsi, sur le seul prêt consenti pour le rachat de Bear Stearns, elle a déjà perdu plus de 2 milliards de dollars (voir le tableau 4 du bilan du 30 avril).

Le processus ne va faire que s'approfondir par la suite. Elle sauve selon la même logique AIG en septembre, puis Fannie Mae et Freddi Mac (en collaboration avec le Trésor), puis IndyMac. Et puis arrive la fameuse semaine du 15 au 19 septembre où Lehman Brother fait faillite, sans que la Fed n'intervienne. A partir de ce moment le risque systémique se propage à la totalité du système financier : tous les marchés du crédit sont gelés. Plus aucun acteur ne prête ; plus aucun acteur n'achète de dérivés de crédit, désormais dépourvus de toute valeur. La Fed va devoir alors prêter à la totalité du système financier, au risque de voir celui-ci s'effondrer. Elle va ainsi exploser son bilan, en prêtant plus de 1 000 milliards de dollars en deux mois. Toute une série de nouvelles lignes de crédit sont ouvertes, et autant d'acronymes compliqués sont créés, que l'on retrouve en partie sur le graphique. La Fed achète, par exemple, jusqu'à 300 milliards de dollars de papier commercial (Commercial Paper Funding Facility), assurant notamment la liquidité des hedge funds au passage. Elle achète également des dérivés de crédit (TALF) (6 milliards). Dans ce dernier cas, elle entreprend de financer elle même directement l'économie américaine : tout acteur financier qui fait des prêts à la consommation (voiture) ou à l'immobilier peut se refinancer directement auprès d'elle en lui laissant ces prêts titrisés en collatéral. Elle est devenue un prêteur en premier ressort.

Ainsi, la Fed accroit son actif, transférant vers elle la dette privée, et son risque. Elle permet de ce fait la déflation du bilan de tous les acteurs financiers, en soutenant le prix des actifs, qui ne subissent pas une spirale auto-entretenue de ventes en détresse, et en évitant ainsi l'écroulement du système financier. Elle l'a fait en cogestion avec le Trésor, dont elle est devenue le "bras armé" (Michel Aglietta) : son autonomie est devenue une fiction.

Et maintenant ? La question est de savoir comment la Fed va, une fois la récession passée, procéder à la déflation de son bilan. Répondre à cette question implique de regarder son passif :

On voit que la Fed a financé l'accroissement de son bilan de deux manières principales : grâce aux dépôts du Trésor (1), grâce aux réserves des acteurs financiers (2). Elle a très peu fait fonctionner la planche à billet, au sens littéral du terme.

(1) Le Trésor a, en effet, prêté des fonds à la Fed. Voilà comment il a procédé : il a vendu des obligations sur les marchés, et a donné les fonds obtenus à la Fed. Pour le dire différemment, c'est la dette des contribuables américains qui a servi à financer en partie l'expansion du bilan de la Fed, et le transfert de la dette privée vers la dette publique.

(2) D'autre part, les acteurs financiers, refusant de se prêter les uns les autres, ont laissé leurs fonds excédentaires dans leur compte à la Fed. Celle-ci s'est servi de ces fonds pour financer son actif. Cela signifie que la base monétaire a augmenté d'autant, de près de 800 milliards de dollars : elle a ainsi doublé passant de 800 milliars à près de 1 700 milliards. Or, c'est à partir de cette base monétaire, à travers le multiplicateur du crédit, qu'est créée la monnaie dans l'économie.

La masse monétaire risque donc d'exploser dans l'avenir, si les banques se mettent à utiliser leurs réserves à la Fed, pour accorder des prêts. S'il en est ainsi, il en résultera une inflation d'autant plus élevée que la monnaie banque centrale servira à accorder de nouveaux prêts. Cette inflation appauvrira les détenteurs de valeurs libellées en dollars : les Chinois, qui s'en inquiètent vivement, mais aussi les américains détenteurs de telles valeurs.

Reste une autre méthode : la Fed peut vendre ses actifs pour récupérer de la monnaie. Le problème est que, quoiqu'en dise Bernanke, ces actifs sont risqués, qu'ils ont déjà provoqué des pertes, et vaudront sans doute moins demain qu'aujourd'hui. Pour combler la différence, et récupérer la totalité de la monnaie, le Trésor devra donner des titres à la Fed. Comme le note Krugman : "So the Fed is, implicitly, engaged in a deficit spending policy right now. " Les Chinois apprécieront cette politique anti-inflationniste ; les contribuables américains beaucoup moins, d'autant plus qu'on ne leur a pas demandé leur avis : la Fed est indépendante. Même quand elle se livre à une politique monétaire qui se confond implicitement avec une politique fiscale. Même, autrement dit, lorsqu'elle socialise les pertes.

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