Affichage des articles dont le libellé est travail. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est travail. Afficher tous les articles

mardi 19 octobre 2010

Beveridge, maintenant ?

Les travaux de Peter Diamond, Dale T. Mortensen et Chris Pissarides, primés cette année par la Banque Centrale de Suède dans son prix en mémoire d'Alfred Nobel, peuvent être conçus comme un approfondissement de la fameuse "courbe de Beveridge", du nom du célèbre lord, inspirateur du Welfare State britannique.

Beveridge met en rapport, dans une courbe, le taux de chômage et le taux d'emplois vacants.

Comme on le voit sur la courbe 1, il présume, assez logiquement, que plus le nombre d'emplois vacants sera important, plus le taux de chômage sera faible. Plus les employeurs ont besoin d'employés, plus ils sont prêts à en embaucher, même si ils ne les satisfont pas pleinement, ce qui a pour effet de faire baisser le chômage. Ainsi, au cours du cycle économique, le taux de chômage fluctue le long de la courbe 1. Plus la conjoncture est favorable, plus le nombre d'emplois vacants s'accroît, et plus le chômage baisse.

Beveridge qualifie de "plein emploi" la situation où nombre de chômeurs est égal au nombre d'emplois vacants, même si le taux de chômage est élevé (point qui correspond à l'intersection de la courbe et de la droite de pente 45°). En effet, si, dans cette situation, il y a des chômeurs cela ne résulte pas d'une situation d'"équilibre de sous emploi", au sens de son contemporain Keynes. Ce n'est pas parce que la demande globale fait défaut qu'il y a du chômage, mais parce que les employeurs ne trouvent pas d'employés qui les satisfassent (et réciproquement). Il s'agit donc d'un problème microéconomique lié au marché du travail. En particulier, cette situation peut résulter du fait que les employeurs peuvent avoir du mal à trouver les employés qu'ils cherchent ou que, réciproquement, les chômeurs peuvent avoir du mal à trouver les emplois qu'ils souhaitent occuper.

Si ces difficultés s'accroissent, on ne fluctue plus alors sur la courbe 1. Au contraire, de la courbe 1, on passe à la courbe 2. Il faut maintenant un nombre d'emplois vacants plus élevé qu'auparavant pour atteindre un même taux de chômage. Le marché du travail fonctionne donc moins bien.

Les travaux de Peter Diamond, Dale T. Mortensen et Chris Pissarides ont consisté, comme beaucoup de travaux en économie "mainstream" depuis les années 1970, à trouver des fondements microéconomiques capables d'expliquer que le marché du travail "fonctionne" plus ou moins bien. Pour ce faire, ils ont fabriqué des modèles où des acteurs rationnels s'efforcent de maximiser leur utilité, en fonction du contexte (et notamment de la présence d'indemnités chômage), dans la découverte d'emplois (pour les chômeurs) ou de travailleurs potentiels (pour les entreprises). On trouve un excellent résumé de ces analyses par Alexandre Delaigue sur le blog d'éconoclaste.

Les principaux fondements de ces analyses sont posés par une série d'articles qui vont, grosso modo, de 1981 à 1993. La date de ces publications n'est pas un hasard. Elles témoignent de l'actualité à l'époque de la courbe de Beveridge.

Avec la récession de la fin des années 1970, le taux de chômage ne fait pas qu'augmenter : la courbe de Beveridge se déplace. Une des raisons de ce déplacement est ce que Blanchard, qui est le coauteur d'un certain nombre des articles de Diamond, appelle l'effet d'hystérèse du chômage. Au fur et à mesure que le chômage augmente et que sa durée s'accroît, les chômeurs se déqualifient, faute d'expérience professionnelle. Ils sont donc moins employables : le taux de chômage ne peut donc plus retrouver son niveau antérieur à la crise. La courbe de Beveridge se déplace ainsi vers la droite du graphique. Il est donc, à l'époque, essentiel de comprendre comment améliorer l'efficacité du marché de l'emploi pour diminuer ce type d'effets. Et c'est ce que proposent les travaux primés par la Banque de Suède cette année.

On ne dispose pas en France de séries statistiques sur le nombre d'emplois vacants. La seule information, bien moins fiable, qui s'en approche est le nombre d'entreprises industrielles qui déclarent des difficultés dans leurs recrutements. On construit donc, à partir de cette variable, des "quasi courbes de Beveridge".

Si l'on croise cette variable et le taux de chômage pour les hommes (principaux concernés par les emplois industriels), voici ce que l'on trouve :
Comme on peut le voir, à la faveur de la récession de 1993, la quasi courbe de Beveridge se déplace vers la droite. On passe de la courbe en bleu à celle en rouge. Entre le début et la fin des années 1990, il y a deux points de taux de chômage en plus pour un nombre équivalent d'entreprises qui déclarent avoir des difficultés de recrutement. Les raisons de ce déplacement sont multiples, mais il me semble que l'effet d'hystérèse joue un rôle essentiel. Les chômeurs se sont déqualifiés au fur et à mesure que la crise dure.

Avec les années 2000, notamment grâce à une modeste "activation" des politiques de l'emploi, la courbe de Beveridge s'est de nouveau déplacé vers la gauche, sans jamais rejoindre toutefois sa position antérieure : la courbe jaune se décale erratiquement et lentement vers la gauche. (Chez les femmes, le déplacement est beaucoup plus marqué, signe de l'amélioration de leur insertion dans le marché du travail : leur quasi courbe est aujourd'hui nettement plus à gauche qu'en 1990).

On voit que la récession qui débute en 2008 a conduit à un déplacement le long de cette nouvelle courbe de Beveridge (la courbe s'arrête au second trimestre 2010 inclus).

Nous n'avons, en effet, pas changé de courbe de Beveridge, avec l'augmentation du taux de chômage : nous n'avons fait que nous déplacer, exceptionnellement rapidement, sur la courbe qui préexistait à la crise. Cette augmentation est le produit d'une économie marquée par une demande insuffisante, et non d'un accroissement du chômage structurel. C'est ce que ne cesse de marteler, pour le cas des Etats-Unis, Paul Krugman sur son blog (voir notamment ce billet).

L'un des enjeux essentiels des politiques économiques dans les prochaines années est en effet clair : il est absolument nécessaire que la courbe ne se déplace plus vers la droite, comme elle l'a fait durant les années 1990. Cela nous condamnerait à revivre le gâchis humain et économique des années 1980 et 1990.

C'est en particulier à cette aune qu'il faut apprécier le potentiel de nuisance des politiques de rigueur dont s'enorgueillissent les hommes politiques européens : en stoppant la reprise, elles menacent de transformer un chômage "keynésien" en un chômage structurel. Et de mettre à bas les minces progrès obtenus dans le fonctionnement du marché du travail en France depuis 15 ans.

___________________________________________

Dans le cadre de l’amélioration du service fourni aux lecteurs de mon blog, je me propose de rendre accessibles les données dont son tirés les graphiques des billets. Pour ce billet, elles sont disponibles ici. Elles sont fournies dans un fichier au format Calc du logiciel libre Open Office, librement téléchargeable ici.

Lire la suite

lundi 14 septembre 2009

France Telecom, la croyance et le suicide

On meurt beaucoup chez France Telecom, et de mort volontaire. 22 personnes s'y sont, depuis un an et demi, suicidés, soit approximativement 15 par an. Nul ne doute qu'il faille voir là un effet d'un management brutal, symbole de la difficulté qu'a eu la France à mettre en place un système post-fordien efficace -et efficace parce que respectant les salariés tout en se fondant sur l'intensification de leur travail.

Le problème est que cela est factuellement faux. Le taux de suicide à FT est conforme à ce qu'il doit être statistiquement. Le taux de suicide en France est, en effet, de 17,8 pour 100 000 habitants par an (en 2002). Sur la tranche des 25-65 ans, il est légèrement plus élevé, aux alentours de 23. Cette tranche correspond à celle des travailleurs chez FT. Or, France Telecom compte 106 000 salariés en France.

En résumé, on a donc :

En France : 17 suicides pour 100 000 habitants ; 23 pour les 25-65 ans.
Chez France Telecom : 15 suicides pour 106 000 salariés (essentiellement des 25-65 ans).

Inutile de faire un test statistique sophistiqué pour comprendre que le nombre de suicides n'a rien d'exceptionnel chez FT : il est même un peu plus faible que celui auquel on pourrait s'attendre 1.

Faisant observer la chose dans un commentaire sur le blog, généralement bien informé, des éconoclastes, un des deux auteurs du site me concède une grande part de mon argument, mais note : "le taux de suicide national est élevé chez les adolescents et les personnes âgées, relativement faible chez les personnes d'âge actif, il est donc relativement élevé chez FT". On vient de voir que le taux de suicide chez FT est plus faible que celui de la classe d'âge à laquelle appartiennent ses salariés. L'objection ne tient donc pas.

Cependant ce n'est pas ce qui m'intéresse dans cette objection, mais l'affirmation selon laquelle "le taux de suicide est élevé chez les adolescents". C'est une croyance fortement enracinée. Elle est toutefois absolument fausse. Comme on le sait depuis Durkheim, il y a 112 ans : le taux de suicide est une fonction croissante de l'âge. Le moment où l'on se suicide le moins est précisément l'enfance et l'adolescence. Puis ce taux augmente, pour bondir au début de la soixantaine.

On a donc affaire à deux croyances, l'une circonstancielle (on se suicide beaucoup chez France Telecom) ; l'autre durable (les ado se suicident énormément). Tout l'intérêt de ces croyances est qu'elles sont le produit probable d'une même cause : la difficulté à penser statistiquement le monde.

Un nombre important de sociologues refusent de reprendre à leur compte les analyses sociologiques classiques des croyances, qui les rattachent à l'irrationalité des acteurs ou aux intérêts que servent ces croyances. En France, c'est notamment le cas de Raymond Boudon, et d'un de ses élèves, Gerald Bronner. Pour Bronner, en particulier, les croyances résultent toujours d'une limite dans l'accès à la connaissance : si l'acteur connaissait toutes les informations pertinentes, il ne croirait pas. Mais se dressent devant lui toute une série de limites dans cet accès. L'une d'entre elles, nous dit Bronner, est constituée par les limites cognitives que pose notre cerveau.

Le cas de la croyance dans le suicide des ado relève typiquement de cela. Elle résulte très probablement du phénomène suivant : les ado sont ceux qui se suicident le moins. Mais ce sont également ceux qui meurent le moins. Au final, lorsqu'un adolescent meurt -ce qui se produit rarement- c'est souvent parce qu'il s'est suicidé : 14% des morts entre 15 et 25 ans sont le produit d'un suicide (ce qui constitue à cet âge la seconde cause de mortalité après les accidents de transport). Au contraire, les plus de 60 ans, qui se suicident 3 à 4 fois plus que les 15-25 ans, meurent très souvent, et le plus souvent d'une autre cause que le suicide. Il est donc proportionnellement rare d'observer, parmi les décès des plus de 60 ans, des suicides alors que c'est extrêmement courant pour les adolescents. Cela donne probablement le sentiment que les adolescents se suicident beaucoup, alors que c'est l'inverse qui est exact. La croyance nait donc d'une difficulté cognitive : celle qui consiste à s'interroger face à un ratio (le nombre de suicide parmi les décès), qui est le seul auquel on accède spontanément, sur son dénominateur (le nombre de morts très faible) autant que sur son numérateur. Il faut, pour cela, procéder à un raisonnement qui n'est pas intuitif, mais appris.

C'est une difficulté cognitive très semblable que pose le cas de France Telecom : là encore, il faut interroger la première impression qui résulte du numérateur (le nombre important de suicides) en la rapportant au dénominateur (le nombre très élevé de salariés chez France Telecom) puis croiser ce résultat avec une nouvelle donnée, qui n'est pas immédiatement accessible, le taux de suicide en France parmi les 25-65 ans. On voit comment s'enchaînent difficulté cognitive et difficulté dans l'accès à l'information.

Je ne crois pas un seul instant que ce type d'explication épuise l'analyse des causes des croyances. Dans le cas de FT, la croyance naît certainement de cette difficulté que nous avons à penser spontanément en statisticien. Mais elle s'épanouit probablement pour d'autres raisons. En particulier, parce que cette croyance parle de notre monde professionnel selon une problématique qui est généralement évacuée de l'espace public et médiatique, alors même qu'elle est intensément vécue par de nombreux Français : celle de la souffrance au travail. Cette croyance en semble donc d'autant plus vraisemblable. Plus que cela, elle en apparaît d'autant plus bonne à dire et à répéter en raison de la part de réalité qu'elle révèle publiquement et qui est ordinairement celée 2.


______________________________________________

1. Je ne m'avance pas plus que de raison : le taux de suicide des femmes est beaucoup plus faible que celui des hommes -le taux de suicide d'une population est donc une moyenne qui masque une distribution hétérogène entre les sexes. Pour être assuré que tout cela révèle ou ne révèle pas quelque chose, il faudrait donc d'abord connaître le ratio homme/femme chez FT, que j'ignore. Mais peu importe : mon argument est précisément que personne ne s'est posé la question.

2. D'autant plus que si le nombre de suicides chez France Telecom n'a rien d'exceptionnel, il est par contre vrai que le taux de suicide est élevé en France, et plus encore que le taux de suicide a fortement augmenté chez les 25-45 ans récemment, le taux de suicide étant maintenant supérieur à 40 ans qu'à 60 -ce qui ne s'était jamais vu. Louis Chauvel a analysé brillamment ce que ces transformations devaient et révélaient de l'insertion des 25-45 ans dans le monde social et professionnel.



Lire la suite