lundi 14 septembre 2009

France Telecom, la croyance et le suicide

On meurt beaucoup chez France Telecom, et de mort volontaire. 22 personnes s'y sont, depuis un an et demi, suicidés, soit approximativement 15 par an. Nul ne doute qu'il faille voir là un effet d'un management brutal, symbole de la difficulté qu'a eu la France à mettre en place un système post-fordien efficace -et efficace parce que respectant les salariés tout en se fondant sur l'intensification de leur travail.

Le problème est que cela est factuellement faux. Le taux de suicide à FT est conforme à ce qu'il doit être statistiquement. Le taux de suicide en France est, en effet, de 17,8 pour 100 000 habitants par an (en 2002). Sur la tranche des 25-65 ans, il est légèrement plus élevé, aux alentours de 23. Cette tranche correspond à celle des travailleurs chez FT. Or, France Telecom compte 106 000 salariés en France.

En résumé, on a donc :

En France : 17 suicides pour 100 000 habitants ; 23 pour les 25-65 ans.
Chez France Telecom : 15 suicides pour 106 000 salariés (essentiellement des 25-65 ans).

Inutile de faire un test statistique sophistiqué pour comprendre que le nombre de suicides n'a rien d'exceptionnel chez FT : il est même un peu plus faible que celui auquel on pourrait s'attendre 1.

Faisant observer la chose dans un commentaire sur le blog, généralement bien informé, des éconoclastes, un des deux auteurs du site me concède une grande part de mon argument, mais note : "le taux de suicide national est élevé chez les adolescents et les personnes âgées, relativement faible chez les personnes d'âge actif, il est donc relativement élevé chez FT". On vient de voir que le taux de suicide chez FT est plus faible que celui de la classe d'âge à laquelle appartiennent ses salariés. L'objection ne tient donc pas.

Cependant ce n'est pas ce qui m'intéresse dans cette objection, mais l'affirmation selon laquelle "le taux de suicide est élevé chez les adolescents". C'est une croyance fortement enracinée. Elle est toutefois absolument fausse. Comme on le sait depuis Durkheim, il y a 112 ans : le taux de suicide est une fonction croissante de l'âge. Le moment où l'on se suicide le moins est précisément l'enfance et l'adolescence. Puis ce taux augmente, pour bondir au début de la soixantaine.

On a donc affaire à deux croyances, l'une circonstancielle (on se suicide beaucoup chez France Telecom) ; l'autre durable (les ado se suicident énormément). Tout l'intérêt de ces croyances est qu'elles sont le produit probable d'une même cause : la difficulté à penser statistiquement le monde.

Un nombre important de sociologues refusent de reprendre à leur compte les analyses sociologiques classiques des croyances, qui les rattachent à l'irrationalité des acteurs ou aux intérêts que servent ces croyances. En France, c'est notamment le cas de Raymond Boudon, et d'un de ses élèves, Gerald Bronner. Pour Bronner, en particulier, les croyances résultent toujours d'une limite dans l'accès à la connaissance : si l'acteur connaissait toutes les informations pertinentes, il ne croirait pas. Mais se dressent devant lui toute une série de limites dans cet accès. L'une d'entre elles, nous dit Bronner, est constituée par les limites cognitives que pose notre cerveau.

Le cas de la croyance dans le suicide des ado relève typiquement de cela. Elle résulte très probablement du phénomène suivant : les ado sont ceux qui se suicident le moins. Mais ce sont également ceux qui meurent le moins. Au final, lorsqu'un adolescent meurt -ce qui se produit rarement- c'est souvent parce qu'il s'est suicidé : 14% des morts entre 15 et 25 ans sont le produit d'un suicide (ce qui constitue à cet âge la seconde cause de mortalité après les accidents de transport). Au contraire, les plus de 60 ans, qui se suicident 3 à 4 fois plus que les 15-25 ans, meurent très souvent, et le plus souvent d'une autre cause que le suicide. Il est donc proportionnellement rare d'observer, parmi les décès des plus de 60 ans, des suicides alors que c'est extrêmement courant pour les adolescents. Cela donne probablement le sentiment que les adolescents se suicident beaucoup, alors que c'est l'inverse qui est exact. La croyance nait donc d'une difficulté cognitive : celle qui consiste à s'interroger face à un ratio (le nombre de suicide parmi les décès), qui est le seul auquel on accède spontanément, sur son dénominateur (le nombre de morts très faible) autant que sur son numérateur. Il faut, pour cela, procéder à un raisonnement qui n'est pas intuitif, mais appris.

C'est une difficulté cognitive très semblable que pose le cas de France Telecom : là encore, il faut interroger la première impression qui résulte du numérateur (le nombre important de suicides) en la rapportant au dénominateur (le nombre très élevé de salariés chez France Telecom) puis croiser ce résultat avec une nouvelle donnée, qui n'est pas immédiatement accessible, le taux de suicide en France parmi les 25-65 ans. On voit comment s'enchaînent difficulté cognitive et difficulté dans l'accès à l'information.

Je ne crois pas un seul instant que ce type d'explication épuise l'analyse des causes des croyances. Dans le cas de FT, la croyance naît certainement de cette difficulté que nous avons à penser spontanément en statisticien. Mais elle s'épanouit probablement pour d'autres raisons. En particulier, parce que cette croyance parle de notre monde professionnel selon une problématique qui est généralement évacuée de l'espace public et médiatique, alors même qu'elle est intensément vécue par de nombreux Français : celle de la souffrance au travail. Cette croyance en semble donc d'autant plus vraisemblable. Plus que cela, elle en apparaît d'autant plus bonne à dire et à répéter en raison de la part de réalité qu'elle révèle publiquement et qui est ordinairement celée 2.


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1. Je ne m'avance pas plus que de raison : le taux de suicide des femmes est beaucoup plus faible que celui des hommes -le taux de suicide d'une population est donc une moyenne qui masque une distribution hétérogène entre les sexes. Pour être assuré que tout cela révèle ou ne révèle pas quelque chose, il faudrait donc d'abord connaître le ratio homme/femme chez FT, que j'ignore. Mais peu importe : mon argument est précisément que personne ne s'est posé la question.

2. D'autant plus que si le nombre de suicides chez France Telecom n'a rien d'exceptionnel, il est par contre vrai que le taux de suicide est élevé en France, et plus encore que le taux de suicide a fortement augmenté chez les 25-45 ans récemment, le taux de suicide étant maintenant supérieur à 40 ans qu'à 60 -ce qui ne s'était jamais vu. Louis Chauvel a analysé brillamment ce que ces transformations devaient et révélaient de l'insertion des 25-45 ans dans le monde social et professionnel.


4 commentaires:

  1. Bonjour,
    Je me demandais justement à quel point le nombre de suicides chez FT était élevé. Et je le croyais, j'avoue, très supérieure à la moyenne nationale, sans avoir trop cherché à vérifier cette croyance tant j'en étais certain (22 personne ? c'est énorme).

    Cependant, et bien que j'adhère à votre analyse, cela ne doit pas empêcher la direction FT de prendre les mesures appropriées, du moins pour les cas la concernant directement (je pense à cette lettre attribuant au management la cause du suicide de celui qui l'a écrite).

    En réalité, ce que votre analyse montre parfaitement, ce n'est pas que tout va bien chez FT (vous ne l'avez d'ailleurs jamais dit), mais plutôt qu'au moins 1 suicide sur 22 est directement imputable à l'employeur (je pense toujours à cette lettre, le lien n'étant pas formellement établi dans les autres cas à ce qui me semble). Au vu du nombre, ce modèle doit pouvoir se généraliser, c'est donc à chaque entreprise, et pas seulement à FT, qu'il appartient de réfléchir, l'emploi étant pour au moins 1 cas sur 20, déclencheur de l'acte suicidaire. S'il devait y avoir une fragilité particulière chez les personnes concernées, ce n'est pas une raison pour l'ignorer.

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  2. Merci pour ce billet qui repousse mes limites cognitives !

    NB : "les limites cognitives que posent notre cerveau" -> pose

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  3. @DC : de rien ! Mais j'ai du faire violence à mes limites productives pour y parvenir (deux mois sans billet !).

    @Sofienne : si l'on suit Durkheim, il est toujours douteux de se fier à la parole des acteurs pour analyser les causes de leur suicide (un sociologue proche de Boudon dirait le contraire). Les acteurs n'ont pas la conscience réflexive des causalités qui pèsent sur eux : par exemple, la personne qui se suicide et incrimine FT, est peut être également âgé, seul (suicide "égoïste"), etc. et cela, autant que le travail, est la cause de son suicide. On n'accède à une véritable compréhension des choses lorsque l'on examine un grand nombre de suicides analysés à partir de variables statistiques. Et là on retombe sur l'analyse brillante de Chauvel : on se suicide beaucoup en France, et le suicide chez les 25-45 ans y a fortement augmenté en raison des transformations de leur insertion sociale et professionnelle. FT est donc un symbole de quelque chose qui est tu habituellement. Ce qui s'y passe n'est pas exceptionnel au regard des autres entreprises : le problème est justement là.

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  4. @Sans rationalité et sans finalité

    Merci pour ce complément d'information. Je n'aurais pas soupçonné que les lettres laissées puissent ne pas être fiables à 100%. C'est à la fois rassurant (bénéfice du doute pour les mis en cause) et plus difficile encore, l'analyse des causes en étant perturbée.

    Quant à vos deux dernières phrases ("FT est donc un symbole [...] le problème est justement là.", elles résument exactement ce que j'ai maladroitement voulu exprimer dans mon second paragraphe.

    A vous lire - bientôt j'espère

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