samedi 27 février 2010

La valeur actionnariale et la crise

La doctrine dite de la "valeur actionnariale" est une des principales transformations structurelles qui composent ce que l'on appelle du terme vague de "financiarisation" de l'économie. Elle est devenue le fondement de la gouvernance des entreprises. Et l'une des causes des déséquilibres des économies contemporaines. Durant la crise, elle a même conduit, comme on va le voir, à un détournement de l'argent public.

En tant que technique de gestion, la valeur actionnariale met l'entreprise au service exclusif de ses actionnaires, en cherchant à maximiser sa rentabilité financière (ROE). Cela a de multiples conséquences. Une d'entre elles est que les entreprises conservent une partie de plus en plus faible des profits qui leur restent après paiement des impôts et des intérêts des emprunts. Ces profits retenus leur permettent, notamment, d'autofinancer leur investissement. Depuis la fin des années 1970, les profits sont, au contraire, de plus en plus reversés aux actionnaires sous la forme de dividendes. Comme le montre le graphique, la proportion de profits reversés sous forme de dividendes a atteint durant les années 2000 un niveau très élevé, si élevé qu'il menace l'autofinancement de l'investissement.



La crise financière de 2008/2009 a offert une illustration extrême des déséquilibres que pose cette valeur actionnariale.

Alors que les profits des entreprises américaines étaient en forte baisse (-30% entre 2006 et fin 2008), celles-ci se sont efforcées de maintenir à un niveau constant les dividendes distribués à leurs actionnaires. Pour cela, elle ont diminué la part de profits non redistribués, en donnant à leurs actionnaires, sous forme de dividendes, une proportion de plus en plus forte de leurs profits. Il a fallu attendre la deuxième moitié de l'année 2009 pour que la part des dividendes diminue. Et probablement pas seulement parce que les entreprises américaines ont commencé alors à faire payer à leurs actionnaires une part du coût de la crise : mais également parce que le rebond des marchés boursiers permettait de compenser la baisse des dividendes par des plus-values.



On voit qu'au dernier trimestres 2008, celui du cœur de la crise financière, les entreprises ont redistribué sous forme de dividendes légèrement plus de 100% de leurs profits. Comment cela est-il possible ? Très simplement : les entreprises ont choisi de s'endetter pour payer des dividendes. C'est en fait, pour l'essentiel, les entreprises du secteur financier qui ont eu recours à l'emprunt pour pouvoir payer des dividendes à leurs actionnaires, alors que leurs profits s'effondraient en raison de la crise (diminution d'un facteur 3 entre début 2006 et fin 2008). A l'automne 2008, les dividendes représentaient ainsi 170% des profits des entreprises financières américaines.

Or, une part non négligeable des emprunts qui ont financé ces dividendes était constituée de fonds fournis par l'État américain pour sauver le secteur financier. Comme le souligne cette étude, les grandes banques américaines ont donc tout simplement détourné l'argent des contribuables américains pour payer leurs actionnaires.

Par ailleurs, comme le note toujours cette étude, la valeur actionnariale a poussé à une prise de risque croissante, en conduisant les banques à augmenter leur levier d'endettement avant la crise, pour faire en sorte d'accroître leur rentabilité financière. Cela conduit à s'interroger sur les justifications théoriques de la valeur actionnariale. Selon celles-ci, les actionnaires doivent obtenir un rendement supérieur à celui d'un rendement sans risque, puisqu'ils prennent précisément un risque, celui de la faillite. Or, durant la crise financière, les établissements financiers ont fait fi du principe qui veut que l'on doit toujours assurer le paiement des créanciers avant celui des actionnaires en cas de faillite. Et ils l'ont fait tout simplement pour pouvoir assurer un rendement constant à leurs actionnaires, alors même que le risque s'était matérialisé.

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jeudi 18 février 2010

La privatisation de l'éducation nationale en un graphique

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mardi 16 février 2010

Le "bon sens" et les retraites

Au milieu d'une tribune à propos des négociations sur les retraites écrite par Michel Godet, l'homme du bon sens en économie, je trouve cette phrase :

En effet, les actifs, moins nombreux sur le marché du travail, seront en position de force pour négocier leur salaire net et peu enclin à payer plus pour des générations qui leur ont transmis une dette qui s'élève déjà à 150 000 euros par actif, si l'on tient compte des engagements de l'Etat.

Un concentré de "bon sens" qui n'est, en fait, qu'erreurs factuelles et fausses croyances concernant les retraites et la dette de l'État français. Une phrase, quatre affirmations : quatre erreurs ou approximations.

Vous avez trouvé ? Non ?

Dans l'ordre :

1. "les actifs, moins nombreux sur le marché du travail ...". Prévoir est certes toujours difficile, surtout lorsqu'il s'agit de l'avenir, mais en matière démographique, les prédictions à 20 ans (la projection temporelle de M. Godet) sont relativement fiables. Or, à les croire, le nombre d'actifs va rester stable d'ici 2030, et même 2050.

2. "... seront en position de force pour négocier leur salaire net...". Admettons que le nombre d'actifs diminue, ce qui est probablement faux, comme on vient de le voir. Admettons néanmoins. Alors ? Et bien ce bout de phrase est toujours aussi fautif. Il s'appuie sur un sophisme qui consiste à penser que les emplois sont en nombre stable et qu'ils sont partagés par les actifs qui veulent les occuper. Si leur nombre diminue, les actifs seront donc en position de force face aux employeurs et pourront faire monter leur salaire. Ce raisonnement repose sur du "bon sens", c'est-à-dire sur ce que le sens commun connait : le niveau microéconomique qu'il expérimente seul. A ce niveau, le nombre de personnes qui vont le matin demander un boulot au Pôle Emploi du coin n'a évidemment aucun effet sur le nombre d'emplois que l'agence va leur offrir. Mais, dès lors que l'on se situe au niveau de l'économie tout entière, il n'en va plus de même. Pour une économie prise dans sa globalité, le nombre d'emplois, au-delà des fluctuations produites par l'activité économique conjoncturelle, reflètent assez étroitement le nombre d'actifs. Quand le nombre d'actifs s'accroit, le nombre d'emplois progresse également. C'est ce qui s'est passé en France, à l'exception de la décennie et demi qui a suivi la fin des Trente glorieuses.


Par exemple, dans les années 1955-1965, la population active stagne et il en va de même pour le nombre d'emploi, bien que la croissance soit alors exceptionnellement forte. On peut présumer qu'il en ira de même en 2030 : stagnation de la population active et stagnation du nombre d'emplois 1.

3. "... et peu enclin à payer plus pour des générations qui leur ont transmis une dette qui s'élève déjà à 150 000 euros par actif, si l'on tient compte des engagements de l'État." Là il y a deux imprécisions qui se mêlent dans la même affirmation.

Premièrement, la fameuse métaphore qu'aime tant le "bon sens" de la dette qu'une génération transmet à la suivante, comme un fardeau qui pèserait sur les fils du poids de l'imprévoyance et de l'égoïsme de leurs pères.
Cette métaphore est, en l'occurrence, actuellement fausse à 33%... Son degré de vérité dépend, en effet, du nombre de Français qui achètent de la dette de l'État français. Là encore, le "bon sens" s'appuie sur qu'il expérimente à son niveau de l'économie. Mais le "bon sens" a du mal à comprendre que l'on ne peut raisonner sur une économie tout entière comme l'on raisonne sur le petit épargnant, qu'il connait seulement. Le petit épargnant transmet bien, en effet, son patrimoine (ou ses dettes, s'ils en veulent) à ses héritiers et, ainsi, ils les enrichit ou les appauvrit. Mais, il n'en va pas de même au niveau de l'ensemble des épargnants réunis. Plaçons nous dans le cas le plus simple : celui où la dette de l'État français est entièrement souscrite par des Français. La génération suivante est-elle écrasée du poids de l'insouciance de ses pères ? Nullement, car c'est à cette même génération que l'État français rembourse sa dette. Globalement, cette génération n'est donc ni plus riche, ni plus pauvre. La dette a pour seul effet de produire une redistribution des richesses à l'intérieur même de cette génération, sans affecter le niveau de cette richesse : les fils d'épargnants de la génération précédente reçoivent, en valeur nette, de l'argent de la part de ceux dont les parents n'ont pas épargné. Mais pris ensemble, ils ne sont ni plus riches, ni plus pauvres. Pour que la génération suivante soit appauvrie, il faut donc que leurs parents aient emprunté à des étrangers. Actuellement, la dette de l'État français est détenue pour 2/3 par des étrangers. Nous n'appauvrissons donc que pour 2/3 de la dette la génération suivante. (Cette dernière proposition mériterait diverses remarques. Mais passons).

4. "... si l'on tient compte des engagements de l'État". Comprendre des engagements implicites de l'État, en particulier payer les retraites des fonctionnaires, qui ne sont pas incluses dans la mesure de la dette au sens du traité de Maastricht. Je veux bien que l'on tienne compte des engagements implicites, mais alors où est passé le fameux "bon sens" ? Le but même de la négociation sur les retraites est de déterminer ce que seront les... retraites et donc les engagements qui leur sont liés. On ne peut donc pas faire comme si leur niveau était déjà déterminé. C'est le propre des engagements implicites : ils ne sont pas de la dette, car leur niveau n'est pas irrémédiablement, parce contractuellement, fixé. L'État en fait ce qu'il veut, ou peut, en fonction des négociations qu'ils mènent.

Par ailleurs, le bon sens considère généralement que ce que doit vraiment un individu est constitué par la différence entre ce qu'il possède et ce qu'il doit en brut. Si l'on possède une maison qui vaut 100 000 euros et que l'on doit 200 000 euros à la banque, la vraie dette est de 100 000 euros. Pour une fois, le bon sens a raison, bien qu'étrangement Michel Godet n'y fasse pas appel. Or, l'État français n'a pas que des dettes : il a aussi des actifs financiers (actions, titres divers, etc.). Si l'on en tient compte, la dette publique n'est plus de 84 % du PIB mais de 53 % (données de l'OCDE). La dette n'est plus alors que d'environ 30 000 euros par actif. Ce qui est, d'un coup, nettement moins spectaculaire. Et encore, je n'ai pas entièrement suivi le bon sens : l'État français possède d'autres actifs en plus de ses actifs financiers, comme des maisons de caractère, par exemple, que l'on peut encore déduire de sa dette financière brute. Mais il ne vaut mieux pas suivre le bon sens jusque là : on peut douter que l'État les vende.

On peut donc, au final, se féliciter que "ce ne soit pas le bon sens qui domine dans ce pays", du moins celui que convoque Miche Godet. Ce "bon sens" revient à s'appuyer sur l'expérience de sens commun de l'économie, alors que le savoir portant sur l'économie, comme tout savoir, s'est construit pour une part à force de résistance face à ce que les sens nous donnent immédiatement.

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1. Le même raisonnement permet de comprendre pourquoi il n'y a pas de raison d'attendre, au-delà des ajustements de court terme, une baisse du chômage en raison de la stagnation de la population active. Si le chômage baisse, ce ne sera pas pour cela.


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jeudi 11 février 2010

Le fantasme allemand et la désindustrialisation (II)

Le fantasme allemand se fonde pour une part essentielle sur le mercantilisme crétin qui, joint à l'industrialisme irréfléchi, tient lieu de pensée économique à beaucoup en France. Ce mercantilisme repose une propositions binaire : balance commerciale excédentaire, bien ; balance commerciale déficitaire, mal. Comme sa balance commerciale est très très excédentaire, cela va donc très très bien pour l'Allemagne. Si l'on ajoute qu'elle a maintenu une part constante de son PIB dans l'industrie, c'est donc qu'elle a su s'insérer avec compétitivité dans la mondialisation.

Le problème du mercantilisme crétin est qu'il méconnait le fait qu'une balance commerciale excédentaire ne signifie rien en soi : à la fois au niveau de ses causes et de ses conséquences. Il n'y a aucune justification théorique à la présence d'une balance commerciale excédentaire en toute situation. Dans le cas de l'Allemagne, cette balance commerciale a eu un coût économique élevé. Non seulement pour elle, mais aussi pour les autres pays européens.

Il faut partir d'un constat : contrairement à ce que voudrait le mercantilisme crétin, l'énorme excédent commercial allemand n'a pas généré de la croissance. Au contraire, depuis que l'Allemagne a adopté l'agenda 2010 de reconquête de sa compétitivité, sa croissance économique a été anémique. Avant même la récession de 2009, c'était l'une des plus faibles en Europe.

Même en comparaison de la France, son taux de croissance est très faible. Entre 2000 et 2008, son PIB n'a augmenté que de 10%. Sa récession économique en 2009, une des plus violentes dans le monde, a finalement ramené ce taux de croissance depuis 2000 à moins de 5%. Une décennie quasiment blanche, que l'on voudrait pourtant faire passer pour un succès. A part le Japon, aucun pays développé n'a eu une croissance aussi faible sur la période.

A ce premier constat, on peut ajouter d'autres indicateurs d'insuccès. L'Allemagne n'a pas créé d'emploi entre 2000 et 2010. Avant la crise, en 2008, elle en avait moins créé que la France (3% de plus contre 6%). Entre 2000 et 2008, son taux de chômage n'a pas baissé (7.5%), tandis que celui de la France passait de 9% à 7.8%.

Que s'est-il passé ? L'Allemagne a appliqué, à la lettre, la stratégie voulant que pour être compétitif, il faut baisser le coût du travail. Ainsi, bien qu'elle ait eu moins de gains de productivité que la France (12% pour la productivité par heure entre 2000 et 2007, contre 15% pour la France), le coût unitaire du travail a baissé, nettement, tandis qu'il augmentait en France.

Quand une entreprise a des gains de productivité, elle peut en faire trois choses. Elle peut augmenter les salaires. Si elle les augmente autant que les gains de productivité, le coût unitaire du travail, c'est-à-dire ce que coûte en rémunération salariale la production d'une unité d'un produit donné, reste constant. Si elle n'augmente pas les salaires, le coût unitaire du travail diminue, et l'entreprise peut alors faire deux choses : soit baisser ses prix, redistribuant les gains de productivité au consommateur ; soit augmenter ses profits, se redistribuant, ainsi qu'à ses actionnaires, les gains de productivité. (Dans les faits, ces trois possibilités se combinent en proportion plus ou moins importante).

Les entreprises allemande, encouragées par leur gouvernement, ont choisi de n'augmenter que faiblement les salaires. Cela leur a permis, en 8 ans, de baisser le coût unitaire du travail de plus de 10%. Ce qui correspondait à une stratégie, celle qu'énonce Baverez : reconquérir de la compétitivité prix au niveau international en rendant possible une baisse des prix du made in Germany. Cette stratégie de reconquête de la compétitivité prix est, en apparence, un succès, puisque la balance commerciale allemande a été multiplié par 3 entre 2000 et 2008, pour atteindre près de 180 milliards d'euros (10% du PIB de la France).

Mais le succès n'est qu'apparent. Cette stratégie a, de fait, conduit à briser la dynamique interne de croissance, qui demeure importante pour un pays de grande taille comme l'Allemagne, en créant d'importants déséquilibres dans le bouclage macroéconomique.

Premièrement, les salaires n'ont presque pas augmenté, tandis que les prix ne baissaient pas à proportion des gains de productivité. Les entreprises allemandes ont donc considérablement augmenté leur rentabilité. Il s'est produit, durant les années 2000, une transformation d'une ampleur historique dans le partage de la valeur ajoutée en Allemagne.
Le taux de marge a augmenté de 6 points de % entre 2000 et 2008 atteignant un sommet historique, alors qu'il restait stable en France. La rentabilité des entreprises allemandes s'est considérablement accrue.

Or, ces évolutions ont conduit à anémier la demande intérieure à un niveau tel que la hausse de la demande extérieure n'a pu le compenser. Premièrement, la stagnation des salaires a provoqué une stagnation de la consommation.

Par ailleurs, contrairement à ce qu'affirme Baverez, emporté par la force du fantasme, la hausse considérable de la rentabilité des entreprises allemandes n'a pas conduit à un "élan formidable de réinvestissement", mais au contraire. (La croissance de l'investissement a même atteint un niveau si faible qu'il en est inquiétant pour l'avenir de la compétitivité allemande.)

La consommation finale atone, jointe à la faible hausse de l'investissement, a engendré une stagnation de la demande intérieure, que la hausse de la balance commerciale n'a pas compensé.

La stratégie qui consiste à regagner de la compétitivité en baissant le coût du travail n'est donc pas une voie royale, mais un chemin périlleux, parce que cela menace de briser les équilibres dynamiques macro internes. Dans ce chemin périlleux, l'Allemagne s'est en partie perdu. Contrôler ses coûts du travail n'est donc pas la solution miracle face à la mondialisation, contrairement à ce qu'affirme N. Baverez. Cela ne peut suffire, et cela peut même être dangereux.

Mais il faut nuancer, en ajoutant une chose, décisive. Les efforts en termes de coût du travail en Allemagne ont été bien moins récompensés qu'on peut le croire. Ils ont été peu de chose au regard des évolutions du taux de change de l'euro. Si l'on considère le coût unitaire du travail en Allemagne en dollars et non en euro, et donc en tenant compte des évolutions du taux de change euro/dollar, celui-ci a, en effet, évolué très différemment.


Le coût du travail a, non pas baissé, mais s'est considérablement accru, de près de 40%, à mesure que le taux de change de l'euro par rapport au dollar augmentait durant la décennie 2000. Ce qui a engendré une baisse de la compétitivité prix de l'Allemagne, en dehors de la zone euro, et des pays dont les monnaies sont arrimées à l'euro. Car, contrairement à ce que l'on lit presque toujours, la compétitivité de l'industrie allemande a, également, été affectée par la considérable réévaluation de l'euro.

La totalité de la hausse de sa balance commerciale s'est faite en Europe, et en particulier dans la zone euro. Ses excédents commerciaux avec le reste du monde ont baissé depuis 2002, c'est à dire l'année même où la valeur de l'euro en dollar a commencé à augmenter, entrainant avec lui une hausse du prix en dollar du made in Germany.

Et c'est là que l'on touche à l'arrière fond anti-coopératif au niveau européen de l'agenda 2010. Au regard des évolutions du taux de change euro/dollars, la zone où l'Allemagne pouvait préférentiellement accroître sa balance commerciale est l'euro, puisque, par définition, le taux de change n'y a aucune incidence.

Or, il est une vérité élémentaire en économie internationale : tout excédent commercial a pour contrepartie un déficit. Pour qu'un pays soit en excédent, il faut que d'autres soient en déficit. Autrement dit, en cherchant à obtenir des excédents commerciaux, au prix d'une stagnation de sa demande intérieure, l'Allemagne a poursuivi une stratégie anti-coopérative à l'égard des autres pays européens. Elle a obtenu moins de croissance, et elle a creusé les déséquilibres commerciaux de la zone euro. Le déficit commercial de la France est, en partie, provoqué par cette stratégie. Mais il est peu de chose au regard de celui de la Grèce ou de l'Espagne. Les déficits de ces pays ont, certes, été nourris par des dynamiques internes (spéculatives notamment pour l'Espagne), qui en sont la première cause. Mais ce sont aussi eux qui ont, en partie, rendu possible l'excédent commercial allemand. Et maintenant que ces déficits débouchent sur une crise financière massive, l'Allemagne refuse de payer, et ne le fait finalement que face à l'évidence du risque.

Cette stratégie de compétitivité par la baisse du coût du travail n'est donc pas qu'un échec pour l'Allemagne : c'est aussi un échec pour les autres pays européens, et plus profondément encore pour la construction européenne, en ce qu'elle révèle une incapacité profonde à la coordination macroéconomique au niveau de l'Europe face aux égoïsmes nationaux.


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lundi 8 février 2010

Le fantasme allemand et la désindustrialisation (I)

En écoutant samedi dernier, L'économie en question, j'ai atteint le stade du ras le bol. Pour une énième fois, le fantasme de la désindustrialisation-qui-provoque-le-déclin était convoqué ad nauseam. Nicolas Baverez était en pleine jubilation : il l'avait bien dit, et les récents échecs des industriels français à Abou Dabi ou ailleurs en était la preuve éclatante. Ce fantasme, que semble partager tout homme conservateur de plus de 50 ans, tient en deux propositions :

* Un pays fort est un pays industriel.

* Pour maintenir la compétitivité industrielle dans la mondialisation, il faut savoir contenir le coût du travail.

La France décroche parce qu'elle a échoué à maintenir ses coûts. L'Allemagne réussit parce qu'elle a fait l'inverse.

Ce fantasme de la désindustralisation se double en effet d'un fantasme de l'Allemagne. L'Allemagne, à en croire Baverez est « le seul pays européen favorablement positionné dans la mondialisation en raison du rétablissement de sa compétitivité et de la force de son industrie ». Ou encore, comme il le déclarait samedi, « il n'y a pas de fatalité à la désindustrialisation. Un contre exemple est l'Allemagne qui a réussi à reconstituer la compétitivité de la nation à partir de son industrie [...] grâce à l'agenda 2010 qui a été un élan formidable de réinvestissement mais aussi et surtout de contrôle des coûts unitaires du travail. »

Rien ne saurait pourtant être plus faux, ou du moins plus discutable, que ce double fantasme. En effet, à première vue, c'est l'inverse même qui semble être vrai : la capacité d'un pays à maintenir une proportion constante de son PIB dans le domaine industriel n'a pas de lien, ou un lien négatif, avec son dynamisme économique ; la stratégie allemande est un échec presque complet, échec coûteux pour les autres pays européens.

Débutons donc par la première proposition, qui veut qu'un pays développé doive, pour être dynamique, maintenir une forte base industrielle.

Premièrement, il faut rappeler que la production industrielle n'a pas baissé dans la plupart des pays développés. Il n'y a pas de désindustrialisation au sens où l'on produirait chaque année de moins en moins de biens manufacturés. La production de biens manufacturés continue à croître dans la plupart des pays développés, y compris la France. Mais, dans la mesure où elle croit moins vite que la production dans les autres branches du PIB, sa part dans la production économique d'ensemble diminue, parfois fortement. Ainsi, en France, entre 2000 et 2008, la valeur ajoutée produite dans l'industrie manufacturière a augmenté de 4.25% (et de 30% entre 1990 et 2008), tandis que sa place dans le PIB diminuait nettement, passant de 16% (et 18% en 1990) à 12%. La désindustrialisation est donc relative, et non absolue.



D'autre part, rien ne prouve que cette désindustrialisation relative exerce un effet négatif sur le dynamisme d'une économie. Entre 1990 et 2008, il n'y aucun lien entre le taux de croissance d'une économie et le taux de variation de la part qu'occupe l'industrie manufacturière dans son PIB.



Entre 2000 et 2008, on voit même apparaître un lien négatif, même si la corrélation est faible. Moins un pays s'est désindustrialisé d'un point de vue relatif, plus faible a été son taux de croissance sur la période. Autrement dit, si l'on veut choisir une stratégie de spécialisation, rien ne prouve que maintenir une proportion constante de son activité économique dans le domaine industriel, comme y est parvenu l'Allemagne, soit une bonne chose pour un pays développé. C'est même plutôt l'inverse qui semble vrai. Dans le cas de l'Allemagne, cette stratégie s'est avérée être un échec : elle a un des taux de croissance les plus faible de tous les pays développés -et ce avant même la crise de 2009, qui l'a plus affecté que la plupart des autres économies développées.



Manifestement, alors que les pays asiatiques gagnent en compétitivité dans le domaine, et que la proportion de la consommation consacrée aux biens industriel ne cesse de diminuer dans tous les pays développés, il y a sans doute mieux à faire que de vouloir, à toute force, se maintenir dans le secteur industriel. Et, en tout cas, aucune preuve de la pertinence d'un tel choix.


La suite de ce post est ici.

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mercredi 3 février 2010

Les Grandes Écoles, les Universités et les bourses par Marc Bloch

Analysant les causes de la défaite de 1940, voici ce qu'écrivait Marc Bloch, il y a 70 ans. Toute ressemblance avec des situations contemporaines ne peut être que fortuite.

Des systèmes antérieurs, [les gouvernements] avaient gardé plusieurs grands corps publics qu'ils étaient bien loin de diriger étroitement. Sans doute, les considérations de parti ne manquait pas d'intervenir, assez souvent, dans le choix des chefs d'équipe. De quelque côté que soufflât le vent du moment, les désignations qu'elles imposaient étaient rarement les plus heureuses. Mais le recrutement de base restait presque exclusivement corporatif.

Asile préféré des fils de notable, l'École des Sciences Politiques peuplait de ses élèves les ambassades, la Cour des Comptes, le Conseil d'État, l'Inspection des Finances. L'École Polytechnique, dont les bancs voient se nouer, pour la vie, les liens d'une si merveilleuse solidarité, ne fournissait pas seulement les états-majors de l'industrie ; elle ouvrait l'accès de ces carrières d'ingénieurs de l'État, où l'avancement obéit aux lois d'un automatisme quasi mécanique. Les Universités, par le moyen de tout un jeu de conseils et de comités, se cooptaient à peu près complètement elles-mêmes, non sans quelques dangers pour le renouvellement de la pensée, que le système présent a, provisoirement, dit-il, abolie. [...]

Le régime eut-il tort ou raison de respecter ces antiques corporations ? On peut en disserter à perte de vue. Les uns diront : stabilité, tradition d'honneur. Les autres, vers lesquels j'avoue incliner, répliqueront : routine, bureaucratie, morgue collective. [...]

Mieux eût valu certainement favoriser, par des bourses, l'accès de tous aux fonctions administratives et en confier la préparations aux universités, selon le large système de culture générale qui fait la force du Civil Service britannique.


Marc Bloch, L'étrange défaite, 1940 (pp. 191 et 192 de l'édition Folio).

(Les lecteurs résidant dans un pays où la législation sur le droit d'auteur n'est pas aussi absurdement protectrice qu'en France peuvent trouver une version électronique du livre sur Ebooks libres et gratuits. Sont citées les pp. 158 et 159 de la version PDF.)
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