Le problème du mercantilisme crétin est qu'il méconnait le fait qu'une balance commerciale excédentaire ne signifie rien en soi : à la fois au niveau de ses causes et de ses conséquences. Il n'y a aucune justification théorique à la présence d'une balance commerciale excédentaire en toute situation. Dans le cas de l'Allemagne, cette balance commerciale a eu un coût économique élevé. Non seulement pour elle, mais aussi pour les autres pays européens.
Il faut partir d'un constat : contrairement à ce que voudrait le mercantilisme crétin, l'énorme excédent commercial allemand n'a pas généré de la croissance. Au contraire, depuis que l'Allemagne a adopté l'agenda 2010 de reconquête de sa compétitivité, sa croissance économique a été anémique. Avant même la récession de 2009, c'était l'une des plus faibles en Europe.

A ce premier constat, on peut ajouter d'autres indicateurs d'insuccès. L'Allemagne n'a pas créé d'emploi entre 2000 et 2010. Avant la crise, en 2008, elle en avait moins créé que la France (3% de plus contre 6%). Entre 2000 et 2008, son taux de chômage n'a pas baissé (7.5%), tandis que celui de la France passait de 9% à 7.8%.
Que s'est-il passé ? L'Allemagne a appliqué, à la lettre, la stratégie voulant que pour être compétitif, il faut baisser le coût du travail. Ainsi, bien qu'elle ait eu moins de gains de productivité que la France (12% pour la productivité par heure entre 2000 et 2007, contre 15% pour la France), le coût unitaire du travail a baissé, nettement, tandis qu'il augmentait en France.

Les entreprises allemande, encouragées par leur gouvernement, ont choisi de n'augmenter que faiblement les salaires. Cela leur a permis, en 8 ans, de baisser le coût unitaire du travail de plus de 10%. Ce qui correspondait à une stratégie, celle qu'énonce Baverez : reconquérir de la compétitivité prix au niveau international en rendant possible une baisse des prix du made in Germany. Cette stratégie de reconquête de la compétitivité prix est, en apparence, un succès, puisque la balance commerciale allemande a été multiplié par 3 entre 2000 et 2008, pour atteindre près de 180 milliards d'euros (10% du PIB de la France).
Mais le succès n'est qu'apparent. Cette stratégie a, de fait, conduit à briser la dynamique interne de croissance, qui demeure importante pour un pays de grande taille comme l'Allemagne, en créant d'importants déséquilibres dans le bouclage macroéconomique.
Premièrement, les salaires n'ont presque pas augmenté, tandis que les prix ne baissaient pas à proportion des gains de productivité. Les entreprises allemandes ont donc considérablement augmenté leur rentabilité. Il s'est produit, durant les années 2000, une transformation d'une ampleur historique dans le partage de la valeur ajoutée en Allemagne.

Or, ces évolutions ont conduit à anémier la demande intérieure à un niveau tel que la hausse de la demande extérieure n'a pu le compenser. Premièrement, la stagnation des salaires a provoqué une stagnation de la consommation.


La stratégie qui consiste à regagner de la compétitivité en baissant le coût du travail n'est donc pas une voie royale, mais un chemin périlleux, parce que cela menace de briser les équilibres dynamiques macro internes. Dans ce chemin périlleux, l'Allemagne s'est en partie perdu. Contrôler ses coûts du travail n'est donc pas la solution miracle face à la mondialisation, contrairement à ce qu'affirme N. Baverez. Cela ne peut suffire, et cela peut même être dangereux.
Mais il faut nuancer, en ajoutant une chose, décisive. Les efforts en termes de coût du travail en Allemagne ont été bien moins récompensés qu'on peut le croire. Ils ont été peu de chose au regard des évolutions du taux de change de l'euro. Si l'on considère le coût unitaire du travail en Allemagne en dollars et non en euro, et donc en tenant compte des évolutions du taux de change euro/dollar, celui-ci a, en effet, évolué très différemment.

Le coût du travail a, non pas baissé, mais s'est considérablement accru, de près de 40%, à mesure que le taux de change de l'euro par rapport au dollar augmentait durant la décennie 2000. Ce qui a engendré une baisse de la compétitivité prix de l'Allemagne, en dehors de la zone euro, et des pays dont les monnaies sont arrimées à l'euro. Car, contrairement à ce que l'on lit presque toujours, la compétitivité de l'industrie allemande a, également, été affectée par la considérable réévaluation de l'euro.

Et c'est là que l'on touche à l'arrière fond anti-coopératif au niveau européen de l'agenda 2010. Au regard des évolutions du taux de change euro/dollars, la zone où l'Allemagne pouvait préférentiellement accroître sa balance commerciale est l'euro, puisque, par définition, le taux de change n'y a aucune incidence.
Or, il est une vérité élémentaire en économie internationale : tout excédent commercial a pour contrepartie un déficit. Pour qu'un pays soit en excédent, il faut que d'autres soient en déficit. Autrement dit, en cherchant à obtenir des excédents commerciaux, au prix d'une stagnation de sa demande intérieure, l'Allemagne a poursuivi une stratégie anti-coopérative à l'égard des autres pays européens. Elle a obtenu moins de croissance, et elle a creusé les déséquilibres commerciaux de la zone euro. Le déficit commercial de la France est, en partie, provoqué par cette stratégie. Mais il est peu de chose au regard de celui de la Grèce ou de l'Espagne. Les déficits de ces pays ont, certes, été nourris par des dynamiques internes (spéculatives notamment pour l'Espagne), qui en sont la première cause. Mais ce sont aussi eux qui ont, en partie, rendu possible l'excédent commercial allemand. Et maintenant que ces déficits débouchent sur une crise financière massive, l'Allemagne refuse de payer, et ne le fait finalement que face à l'évidence du risque.
Cette stratégie de compétitivité par la baisse du coût du travail n'est donc pas qu'un échec pour l'Allemagne : c'est aussi un échec pour les autres pays européens, et plus profondément encore pour la construction européenne, en ce qu'elle révèle une incapacité profonde à la coordination macroéconomique au niveau de l'Europe face aux égoïsmes nationaux.
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