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mercredi 14 octobre 2009

Quelques réflexions sociologiques sur le "Prix Nobel" d'Economie

Le "Prix Nobel" d'économie est, cette année, un excellent cru. Il récompense l'école institutionnaliste qui fut dominante aux États-Unis avant guerre, et qui a retrouvé, à partir des années 1980, un dynamisme, notamment grâce aux travaux de Williamson. Les idées de Williamson, qui sont un développement de celles de Coase, sont du genre de celles qui sont tout à la fois simples, évidentes une fois que quelqu'un les a émises, mais qui permettent de mieux penser une part importante du réel.

Elles ont permis à l'économie d'ouvrir véritablement la "boite noire" de l'entreprise, en donnant une réponse à la question suivante : pourquoi y-a-t-il des entreprises si le marché est un lieu de coordination optimal ? La réponse est qu'avoir recours au marché est parfois plus coûteux que de produire au sein d'une organisation hiérarchique : c'est la conséquence des "coûts de transaction" qu'implique le recours à un contrat avec un autre acteur sur un marché. Ces coûts tiennent par exemple au risque que le contrat ne soit pas exécuté, ou qu'il le soit mal. Si on produit soi même, ces risques cessent d'exister. Mais alors apparaissent de nouveaux coûts, liés à la gestion de l'organisation hiérarchique. Au final, ni la firme, ni le marché ne sont, en soi, la solution optimale pour produire : cela dépend de ce qu'il y a à produire, et de la situation, puisque c'est ce qui déterminera ce qui est le moins coûteux. Le travail de Williamson a consisté à préciser à quoi tenaient les coûts de recours au marché, et donc dans quelles situations les entreprises préféreront produire en interne.

Mais, plutôt que de poursuivre, en développant les œuvres des lauréats, ce que d'autres ont déjà fait, j'aimerais développer quelques réflexions, de nature sociologique, sur ce que signifie gagner un prix Nobel. Le "cru" de cette année possède, en effet, on va le voir, une riche portée sociologique.

Les prix honorifiques ressortissent d'une forme particulière de rite de passage. Leur particularité sociologique est le nombre restreint de personne qui y accèdent : c'est cette rareté qui fondent leur valeur symbolique.

Contrairement à ce que l'on peut croire, le propre d'un rite honorifique, comme de tout rite de passage, n'est pas, essentiellement, de départager une "élite" de la masse d'une population : ici les "plus grands économistes" de l'ensemble, nombreux, des économistes. Bien entendu, un prix honorifique fait cela, et c'est ainsi que l'on y pense. Mais sociologiquement, il fait bien plus : il départage les membres d'un groupe qui peuvent, potentiellement, accéder à ce prix, même si il est très improbable qu'ils y parviennent, de ceux qui ne le pourront jamais, en aucune circonstance. En faisant cela, il donne une valeur symbolique supérieure, non seulement à ceux qui gagnent le prix, mais à tous ceux qui ne le gagneront jamais, mais qui pourraient en principe le faire. Il leur confère également, par ricochet, une "essence" sociale supérieure, puisque ce rite leur est potentiellement accessible. Au contraire, ce qui ne peuvent y accéder, sont, du simple fait que le prix existe, dévalorisés symboliquement. Un rite honorifique valorise donc non seulement les quelques individus qui y accèdent, mais l'ensemble du sous groupe auquel ces individus appartiennent, et dévalorise les individus des sous groupes auquel ils n'appartiennent pas.

Ici, le groupe de référence est celui des chercheurs scientifiques, et plus particulièrement de ceux qui travaillent sur les sociétés humaines et leur fonctionnement. Le Prix Nobel, au sein de ce groupe, fait un partage entre une sous population "les économistes", parce que tous ses membres peuvent potentiellement le gagner, et, d'autre part, tous les autres chercheurs en sciences sociales, qui ne le pourront jamais. Les uns sont des "vrais" scientifiques, puisque leur discipline fait partie de celles qui sont dotées d'un prix Nobel. Les autres ne sont pas tout à fait scientifiques, puisqu'ils ne peuvent pas gagner de Nobel.

C'est bien ainsi qu'il faut comprendre l'importance que revêt pour les économistes ce prix : il leur a permis de passer du bon côté, symboliquement valorisé, du rite de passage. On sait, bien sûr, que le "Prix Nobel" d'économie n'est pas un Prix Nobel, puisqu'il ne figure pas dans le testament fondateur d'Alfred Nobel et qu'il n'est pas décerné par l'Académie des sciences de Suède. Mais tout le monde l'oublie, pour le plus grand bonheur des économistes, qui n'aiment pas qu'on le leur rappelle, puisqu'il en va de leur valeur sociale. Au contraire, les sociologues vouent, collectivement, une vraie détestation à ce prix : le fait qu'ils ne puissent y accéder leur interdit toute valorisation symbolique : pire, cela les dévalorise, puisque cela souligne qu'ils ne sont pas vraiment des scientifiques -sinon ils auraient leur Nobel.

C'est là que se situe la portée sociologique du prix de cette année : pour la première fois, il a été attribué à une femme (autre groupe jusque là exclu du rite) et à une politologue. Cela suscite cette réflexion, qui est une forme de sociologie sauvage, à Steven Levitt. Commentant le fait que ce soit une politologue qui l'ait obtenu, il écrit :

So the short answer is that the economics profession is going to hate the prize going to Ostrom even more than Republicans hated the Peace prize going to Obama. Economists want this to be an economists’ prize (after all, economists are self-interested). This award demonstrates, in a way that no previous prize has, that the prize is moving toward a Nobel in Social Science, not a Nobel in economics.


La lauréate de cette année change, en effet, la portée sociologique du prix : un politologue l'a gagné, c'est donc que la science politique est tout autant que l'économie une science -et, par conséquent, cela signifie que l'économie n'a pas de valeur supérieure au sein des sciences sociales. Les choses sont bien sûr plus complexes : un lauréat ne suffit pas à changer la nature d'un rite de passage. Seul le peut une modification durable de la population qui y accède. Qui plus est, tout rite a une dimension normative : il contraint de satisfaire les réquisits imposés pour le passer. Ici, ce sont ceux de la science économique "mainstream", dont Ostrom est, en effet, très proche. Plutôt que d'introduire les autres sciences sociales dans le champs de la réflexion économique, ce Nobel peut donc au contraire "économiciser" ces sciences sociales, en y valorisant les postulats, les méthodes et les problématiques de l'économie.


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lundi 14 septembre 2009

France Telecom, la croyance et le suicide

On meurt beaucoup chez France Telecom, et de mort volontaire. 22 personnes s'y sont, depuis un an et demi, suicidés, soit approximativement 15 par an. Nul ne doute qu'il faille voir là un effet d'un management brutal, symbole de la difficulté qu'a eu la France à mettre en place un système post-fordien efficace -et efficace parce que respectant les salariés tout en se fondant sur l'intensification de leur travail.

Le problème est que cela est factuellement faux. Le taux de suicide à FT est conforme à ce qu'il doit être statistiquement. Le taux de suicide en France est, en effet, de 17,8 pour 100 000 habitants par an (en 2002). Sur la tranche des 25-65 ans, il est légèrement plus élevé, aux alentours de 23. Cette tranche correspond à celle des travailleurs chez FT. Or, France Telecom compte 106 000 salariés en France.

En résumé, on a donc :

En France : 17 suicides pour 100 000 habitants ; 23 pour les 25-65 ans.
Chez France Telecom : 15 suicides pour 106 000 salariés (essentiellement des 25-65 ans).

Inutile de faire un test statistique sophistiqué pour comprendre que le nombre de suicides n'a rien d'exceptionnel chez FT : il est même un peu plus faible que celui auquel on pourrait s'attendre 1.

Faisant observer la chose dans un commentaire sur le blog, généralement bien informé, des éconoclastes, un des deux auteurs du site me concède une grande part de mon argument, mais note : "le taux de suicide national est élevé chez les adolescents et les personnes âgées, relativement faible chez les personnes d'âge actif, il est donc relativement élevé chez FT". On vient de voir que le taux de suicide chez FT est plus faible que celui de la classe d'âge à laquelle appartiennent ses salariés. L'objection ne tient donc pas.

Cependant ce n'est pas ce qui m'intéresse dans cette objection, mais l'affirmation selon laquelle "le taux de suicide est élevé chez les adolescents". C'est une croyance fortement enracinée. Elle est toutefois absolument fausse. Comme on le sait depuis Durkheim, il y a 112 ans : le taux de suicide est une fonction croissante de l'âge. Le moment où l'on se suicide le moins est précisément l'enfance et l'adolescence. Puis ce taux augmente, pour bondir au début de la soixantaine.

On a donc affaire à deux croyances, l'une circonstancielle (on se suicide beaucoup chez France Telecom) ; l'autre durable (les ado se suicident énormément). Tout l'intérêt de ces croyances est qu'elles sont le produit probable d'une même cause : la difficulté à penser statistiquement le monde.

Un nombre important de sociologues refusent de reprendre à leur compte les analyses sociologiques classiques des croyances, qui les rattachent à l'irrationalité des acteurs ou aux intérêts que servent ces croyances. En France, c'est notamment le cas de Raymond Boudon, et d'un de ses élèves, Gerald Bronner. Pour Bronner, en particulier, les croyances résultent toujours d'une limite dans l'accès à la connaissance : si l'acteur connaissait toutes les informations pertinentes, il ne croirait pas. Mais se dressent devant lui toute une série de limites dans cet accès. L'une d'entre elles, nous dit Bronner, est constituée par les limites cognitives que pose notre cerveau.

Le cas de la croyance dans le suicide des ado relève typiquement de cela. Elle résulte très probablement du phénomène suivant : les ado sont ceux qui se suicident le moins. Mais ce sont également ceux qui meurent le moins. Au final, lorsqu'un adolescent meurt -ce qui se produit rarement- c'est souvent parce qu'il s'est suicidé : 14% des morts entre 15 et 25 ans sont le produit d'un suicide (ce qui constitue à cet âge la seconde cause de mortalité après les accidents de transport). Au contraire, les plus de 60 ans, qui se suicident 3 à 4 fois plus que les 15-25 ans, meurent très souvent, et le plus souvent d'une autre cause que le suicide. Il est donc proportionnellement rare d'observer, parmi les décès des plus de 60 ans, des suicides alors que c'est extrêmement courant pour les adolescents. Cela donne probablement le sentiment que les adolescents se suicident beaucoup, alors que c'est l'inverse qui est exact. La croyance nait donc d'une difficulté cognitive : celle qui consiste à s'interroger face à un ratio (le nombre de suicide parmi les décès), qui est le seul auquel on accède spontanément, sur son dénominateur (le nombre de morts très faible) autant que sur son numérateur. Il faut, pour cela, procéder à un raisonnement qui n'est pas intuitif, mais appris.

C'est une difficulté cognitive très semblable que pose le cas de France Telecom : là encore, il faut interroger la première impression qui résulte du numérateur (le nombre important de suicides) en la rapportant au dénominateur (le nombre très élevé de salariés chez France Telecom) puis croiser ce résultat avec une nouvelle donnée, qui n'est pas immédiatement accessible, le taux de suicide en France parmi les 25-65 ans. On voit comment s'enchaînent difficulté cognitive et difficulté dans l'accès à l'information.

Je ne crois pas un seul instant que ce type d'explication épuise l'analyse des causes des croyances. Dans le cas de FT, la croyance naît certainement de cette difficulté que nous avons à penser spontanément en statisticien. Mais elle s'épanouit probablement pour d'autres raisons. En particulier, parce que cette croyance parle de notre monde professionnel selon une problématique qui est généralement évacuée de l'espace public et médiatique, alors même qu'elle est intensément vécue par de nombreux Français : celle de la souffrance au travail. Cette croyance en semble donc d'autant plus vraisemblable. Plus que cela, elle en apparaît d'autant plus bonne à dire et à répéter en raison de la part de réalité qu'elle révèle publiquement et qui est ordinairement celée 2.


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1. Je ne m'avance pas plus que de raison : le taux de suicide des femmes est beaucoup plus faible que celui des hommes -le taux de suicide d'une population est donc une moyenne qui masque une distribution hétérogène entre les sexes. Pour être assuré que tout cela révèle ou ne révèle pas quelque chose, il faudrait donc d'abord connaître le ratio homme/femme chez FT, que j'ignore. Mais peu importe : mon argument est précisément que personne ne s'est posé la question.

2. D'autant plus que si le nombre de suicides chez France Telecom n'a rien d'exceptionnel, il est par contre vrai que le taux de suicide est élevé en France, et plus encore que le taux de suicide a fortement augmenté chez les 25-45 ans récemment, le taux de suicide étant maintenant supérieur à 40 ans qu'à 60 -ce qui ne s'était jamais vu. Louis Chauvel a analysé brillamment ce que ces transformations devaient et révélaient de l'insertion des 25-45 ans dans le monde social et professionnel.



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