mercredi 30 septembre 2009

Les causes économiques de la défaite allemande

Un récent documentaire télévisé sur la Seconde Guerre mondiale a rencontré un vif succès populaire et critique.

Il me semble pourtant que, comme beaucoup de documentaires populaires, il a négligé la dimension économique du conflit, dont il a, par ailleurs, véhiculé une image fausse. Cette image implicite tient dans la figure d'Albert Speer, qui a dirigé le Ministère des armements et de la production de guerre à partir de 1942, et qui apparaît comme l'incarnation tout à la fois de la dévotion à Hitler et de l'efficacité de l'appareil nazi. Derrière Albert Speer se cache un stéréotype : celui d'un peuple allemand ordonné et efficace, particulièrement dans le domaine économique, particulièrement sous une dictature.

Rien n'est pourtant plus faux : l'Allemagne a en grande partie perdu la guerre par inefficacité économique. La Seconde Guerre mondiale, plus que la Première, fut une guerre industrielle : la remporter supposait de disposer de plus d'armements -produits industriels- que l'adversaire, et donc d'en produire davantage. A ce jeu, l'Allemagne fut plus que médiocre : elle fut presque nulle, surtout en comparaison avec les États-Unis. L'Allemagne n'est en effet parvenu que mal et très tard à mettre en place une véritable économie de guerre.

Elle fut, tout d'abord, incapable d'accroitre le volume global de sa production économique dans le cadre de la mobilisation totale qu'impliquait la guerre.

A part l'Union soviétique, elle fut de tous les belligérants celui qui fut le moins capable d'accroitre sa production économique. Entre 1939 et 1944, les États-Unis accomplissent un quasi exploit économique : ils doublent leur production économique -ce qui implique habituellement des décennies de croissance. L'Allemagne n'augmente que d'à peine plus de 10% sa production, malgré les réquisitions considérables en hommes et en capital opérées sur les pays conquis.

Mais il y a plus : la mobilisation économique totale qu'implique la guerre ne suppose pas seulement d'accroitre le volume de la production, elle impose également de transformer la production civile existante en production de guerre : par exemple, d'utiliser tout l'acier disponible pour fabriquer des avions et non des voitures et de transformer les usines d'automobile en usines de tanks. Il va s'en dire que ce genre de mesures n'est populaire ni parmi les industriels, qui passent sous le contrôle de l'État, ni parmi la population qui subit alors le rationnement.

Là encore, la performance américaine est exceptionnelle : une part essentielle du doublement de la production fut consacrée à l'industrie de guerre. En 1944, sur un PIB de 182 milliards de dollars, 96 étaient consacrés aux dépenses militaires de l'État. Les États-Unis produisirent ainsi 86 338 tanks, 297 000 avions, 17.4 millions de fusils et 64 500 navires en 4 années de guerre.

Rien de tel en Allemagne : les dirigeants allemands furent longtemps incapables d'utiliser vers des finalités militaires les ressources économiques jusque là employées pour satisfaire des besoins civils. La lenteur de cette reconversion peut être évoquée par un chiffre : entre février et mars 1944, la production d'avion de combat a augmenté de 48%. C'est dire le potentiel de reconversion des ressources qui existait encore en Allemagne presque un an avant la défaite. Cette reconversion fut, de fait, tardive et insuffisante : elle ne débute vraiment qu'à la fin 1942, lorsque Speer arrive au pouvoir, et que l'Allemagne subit ses premières défaites.

Comment expliquer cette mauvaise performance ? Galbraith, le célèbre économiste hétérodoxe, nous en donne quelques clés dans son Voyage dans le temps économique. Chose peu connue, il fut chargé par le gouvernement américain d'évaluer la performance économique allemande, après avoir joué un rôle important dans la mise en place de l'économie de guerre aux États-Unis.

Première cause, paradoxale : les Allemands ont été victimes de la bonne santé de leur économie avant la guerre. L'arrivée au pouvoir d'Hitler en 1933 coïncide en effet avec une reprise économique, qui a presque épargné à l'Allemagne la crise de 1929. Rien de tel aux États-Unis : en 1939 leur production économique retrouve à peine son niveau de 1929. En Allemagne, elle est en 1939 supérieure de 50% à 1929.

En 1939, les États-Unis ne sont, en fait, pas encore sortis de la crise : le chômage est de 17% et il existe d'énormes capacités industrielles inemployées. Il leur sera donc simple de mobiliser ces ressources économiques considérables mais inutilisées à des fins militaires : de fait, 5 ans plus tard, le chômage n'existe plus (1%) aux États-Unis. L'effort de guerre aura ainsi sorti les États-Unis de la récession, tout en leur assurant la victoire : c'est la "preuve par Mars" (Galbraith) de l'efficacité de la politique de relance keynésienne.

Rien de tel en Allemagne : l'économie tourne déjà à plein en 1939, utilisant toutes les ressources en hommes et en capital disponibles. Tout accroissement de la production militaire implique donc de diminuer la production civile : et cela, comme on l'a vu, est toujours difficile, parce qu'impopulaire.

Cela implique, d'autre part, des talents d'organisation dont étaient dépourvus la structure de commandement nazi, et les hommes qui était à sa tête -à la différence des États-Unis, où les meilleurs économistes de la planète furent employés à cette tache.

Telle est l'autre cause profonde de l'échec économique allemand : le chaos régnait dans cette structure, et comme le notait Harendt, l'idéologie y était si forte qu'à un an de la défaite, on préférait envoyer un million de juifs hongrois à la mort plutôt que de les utiliser comme main d'œuvre dans des usines d'armement. Le commandement allemand était plus qu'incompétent : il était irrationnel. Et c'est ce qui a sauvé le monde.

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jeudi 24 septembre 2009

La fin de Wikipédia (III)

Le nombre de nouveaux contributeurs diminue aujourd'hui fortement, tandis que celui de contributeurs réguliers stagne. Dans l'ensemble, le nombre de contributeurs a suivi la forme suivante (dite logistique) : croissance exponentielle, puis freinage de plus en plus fort de celle-ci, jusqu'à un niveau maximum.

Or, les contributeurs sont sur Wikipédia pour écrire des articles. On pourrait donc penser que le nombre d'articles suit une croissance du même type que celui du nombre des contributeurs : une croissance d'abord exponentielle, puis de plus en plus faible, jusqu'à devenir nulle. On atteindrait alors le nombre maximal d'articles possibles, représentant la somme de connaissances que l'on peut écrire sur le monde dans le cadre de Wikipédia en français.

Cette croissance serait le produit de trois mécanismes :

1) Plus il y a d'articles, plus viennent de nouveaux contributeurs. Plus il y a de contributeurs, plus il y a de nouveaux articles, etc. Ce mécanismes est à l'origine de la croissance exponentielle.

2) Mais plus il y a de contributeurs, moins il y a de nouvelles personnes disponibles pour contribuer à Wikipédia dans les conditions que fixe l'encyclopédie.

3) Et moins il y a de nouveaux articles potentiellement encore à créer, et moins il y a de contenus modifiables, puisque les connaissances des contributeurs qui sont disposés à contribuer sur Wikipédia sont bornées, de même que le sont les connaissances humaines. Ces deux derniers mécanismes freinent la croissance du nombre d'articles, jusqu'à un maximum.

Or comme on peut le constater, ce n'est pas ce qui s'est passé.

Le nombre d'article a bien suivi une courbe logistique l'essentiel de l'existence de Wikipédia, mais à partir de la fin 2007, la croissance du nombre d'article a certes diminué, mais moins vite que le supposerait un modèle logistique.

On comprend mieux ce qui s'est passé, si l'on s'intéresse au nombre de nouveaux articles par mois :

Comme on peut le voir, ce nombre suit assez étroitement ce que prédit le modèle logistique jusqu'en 2007. Puis, au lieu de continuer à diminuer, le nombre de nouveaux articles stagne, à un niveau relativement proche du sommet historique.

C'est exactement la même chose qui s'est produite pour le nombre d'éditions par mois sur l'encyclopédie, selon une temporalité identique :


Par conséquent, les mécanismes de freinage n'ont pas joué à plein. Que s'est-il passé ?

Premièrement, s'il est exact que le nombre de nouveaux contributeurs baisse très fortement, le nombre de contributeurs réguliers lui stagne, les arrivées compensant les départs. Il y a donc un nombre à peu près constant de contributeurs sur Wikipédia. Le nombre d'éditions n'a donc certes plus de raison d'augmenter, mais il n'en a pas non plus de baisser. Il stagne -comme le nombre de contributeur.

Deuxièmement, ces contributeurs continuent grosso modo à créer une quantité à peu près constante de contenu, même si l'on pressent une légère baisse.

C'est par exemple ce que montre le nombre d'éditions par mois en fonction du nombre d'éditeurs actifs. Pourquoi ? Parce que, malgré son presqu'un million d'articles, Wikipédia en français est loin d'avoir fait le tour de l'ensemble des connaissances humaines, comme le prouve d'ailleurs la version anglophone qui possède trois fois plus d'articles.

Mais surtout parce que le contenu de connaissance n'est pas fixe : aussi limitées que soient les compétences des contributeurs de Wikipédia, il y aura toujours suffisamment du nouveau pour que l'encyclopédie grandisse. Comme le notait Max Weber 1,

Il y a des sciences auxquelles il a été donné de rester éternellement jeunes. C'est le cas de toutes les disciplines historiques, de toutes celles à qui le flux éternellement mouvant de la civilisation procure sans cesse de nouveaux problèmes.
De ce point de vue, il a été donné à Wikipédia de rester éternellement jeune. On peut donc prédire une diminution progressive du nombre de nouveaux articles et d'éditions au fur et à mesure que s'épuisent les sujets que peuvent traiter les contributeurs de Wikipédia, et parce que les arrivées de nouveaux contributeurs, en nombre plus faibles, ne compenseront plus les départs. Mais ce niveau ne sera jamais nul, étant donné la gamme extrêmement large de sujets dont traite Wikipédia, dont certains connaissent ce "flux éternellement mouvant" qu'évoque Weber.

Il n'en demeure pas moins que la Wikipédia des débuts est en train de finir : l'encyclopédie fait face à de nouveaux défis. Le monde de la croissance exponentielle est achevé. Il ne s'agit plus de structurer une encyclopédie connaissant un développement très rapide de son contenu et de ses acteurs. Il s'agit au contraire de limiter la diminution probable dans le futur du nombre de contributeurs réguliers, et d'assurer au moins autant l'entretien des contenus que leur développement.

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1. Dans le premier de ses Essais sur la théorie de la science disponible ici, page 153 de la version PDF.


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lundi 21 septembre 2009

La crise sauve la planète

Le titre est un peu excessif : disons plutôt que pour la première fois depuis 1981, la pollution atmosphérique va baisser cette année. La baisse est même la plus importante depuis 40 ans, selon une étude de l'International Energy Agency. Comme l'indique un article du Financial Times qui relate cette dernière :

The recession has resulted in an unparalleled fall in greenhouse gas emissions, providing a “unique opportunity” to move the world away from high-carbon growth, an International Energy Agency study has found.

In the first big study of the impact of the recession on climate change, the IEA found that CO2 emissions from burning fossil fuels had undergone “a significant decline” this year – further than in any year in the last 40


D'une certaine façon, on peut donc dire que la crise aura fait la preuve que la décroissance fonctionne. Et même que, jusqu'à preuve du contraire, c'est la seule chose qui fonctionne, toutes les autres stratégies n'ayant pour l'instant pas eu le moindre effet significatif, du Protocole de Kyoto aux vertus auto-correctrices du marché. D'un autre côté, il n'est pas certain que ses partisans doivent se réjouir de la nouvelle : la récession a donné un visage tangible à la "décroissance", et ce visage est grimaçant. Je suis même prêt à parier qu'ils seront les ultimes victimes de la récession, tant la crise aura montré à quel point les équilibres sociaux de nos sociétés sont structurés par la croissance économique.
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jeudi 17 septembre 2009

Lucidité tardive au Monde

Les lecteurs de ce blog se souviennent sans doute de mon énervement considérable face à la désinformation systématique qu'avait opéré Le Monde dans le traitement du mouvement universitaire de l'année dernière.

Une journaliste était particulièrement en pointe, Catherine Rollot ; et un de ses arguments avait particulièrement retenu mon attention, parce qu'il reposait sur une erreur méthodologique élémentaire. Selon cet argument, les mouvements universitaires des années précédentes avaient fait perdre des étudiants aux universités et celui en cours allait achever de les faire déserter. C. Rollot écrivait notamment :


[Du côté des universitaires], les blessés se comptent aussi. L'image de l'université en a pâti. Le premier bilan des demandes d'inscription dans l'enseignement supérieur en Ile-de-France est mauvais ; seuls 27,6 % des lycéens franciliens ont placé l'université en premier choix. C'est très peu quand on sait qu'au final, en septembre, sept bacheliers sur dix vont s'asseoir sur ses bancs.


Cette affirmation était du n'importe quoi au dernier degré, comme je l'indiquais ici.

Et que peut-on lire aujourd'hui dans Le Monde ? Surprise, surprise : un article dont le titre est : "Après la contestation du printemps, les étudiants ne désertent pas les universités". On peut notamment y apprendre que selon l'"entourage" du Ministre :

Après le mouvement qui a perturbé un certain nombre d'établissements au début de l'année, il n'y pas eu d'évitement des universités par les bacheliers.


On peut se rassurer : l'article n'est pas signé par Catherine Rollot. Il est néanmoins révélateur de la même limite du travail journalistique : la dépendance structurale à l'égard des sources primaires. C'était manifestement l'"entourage" de la Ministre qui avait inventé l'argument que reprenait C. Rollot (qui d'autre aurait pu lui fournir ses chiffres ?). Et c'est encore celui-ci dont les propos sont rapportés aujourd'hui sans analyse complémentaire. Cette dépendance est multiple : rapport d'échange qui implique de satisfaire la source en lui donnant au moins pour partie ce qu'elle attend ; proximité sociale et professionnelle qui devient proximité intellectuelle ; travail bâclé où l'on cite la source la plus prestigieuse, et de manière moindre une source contradictoire, pour former cet équilibre des points de vue auquel tend à se réduire la "neutralité" journalistique, au mépris du travail d'enquête par soi même.

De ce point de vue, la parole de "l'entourage" du Ministre est une parole forte, capable de définir la problématique du débat public -ne serait-ce que parce qu'il possède un monopole au moins temporaire sur les données statistiques, qui lui permet d'affirmer des choses fausses, mais face auxquelles tout le monde doit réagir. Ce jeu ne fonctionne bien sûr que pour autant que les journalistes relaient ces affirmations, sans en opérer une analyse préalable, qui était, dans le cas présent, dévastatrice.

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lundi 14 septembre 2009

France Telecom, la croyance et le suicide

On meurt beaucoup chez France Telecom, et de mort volontaire. 22 personnes s'y sont, depuis un an et demi, suicidés, soit approximativement 15 par an. Nul ne doute qu'il faille voir là un effet d'un management brutal, symbole de la difficulté qu'a eu la France à mettre en place un système post-fordien efficace -et efficace parce que respectant les salariés tout en se fondant sur l'intensification de leur travail.

Le problème est que cela est factuellement faux. Le taux de suicide à FT est conforme à ce qu'il doit être statistiquement. Le taux de suicide en France est, en effet, de 17,8 pour 100 000 habitants par an (en 2002). Sur la tranche des 25-65 ans, il est légèrement plus élevé, aux alentours de 23. Cette tranche correspond à celle des travailleurs chez FT. Or, France Telecom compte 106 000 salariés en France.

En résumé, on a donc :

En France : 17 suicides pour 100 000 habitants ; 23 pour les 25-65 ans.
Chez France Telecom : 15 suicides pour 106 000 salariés (essentiellement des 25-65 ans).

Inutile de faire un test statistique sophistiqué pour comprendre que le nombre de suicides n'a rien d'exceptionnel chez FT : il est même un peu plus faible que celui auquel on pourrait s'attendre 1.

Faisant observer la chose dans un commentaire sur le blog, généralement bien informé, des éconoclastes, un des deux auteurs du site me concède une grande part de mon argument, mais note : "le taux de suicide national est élevé chez les adolescents et les personnes âgées, relativement faible chez les personnes d'âge actif, il est donc relativement élevé chez FT". On vient de voir que le taux de suicide chez FT est plus faible que celui de la classe d'âge à laquelle appartiennent ses salariés. L'objection ne tient donc pas.

Cependant ce n'est pas ce qui m'intéresse dans cette objection, mais l'affirmation selon laquelle "le taux de suicide est élevé chez les adolescents". C'est une croyance fortement enracinée. Elle est toutefois absolument fausse. Comme on le sait depuis Durkheim, il y a 112 ans : le taux de suicide est une fonction croissante de l'âge. Le moment où l'on se suicide le moins est précisément l'enfance et l'adolescence. Puis ce taux augmente, pour bondir au début de la soixantaine.

On a donc affaire à deux croyances, l'une circonstancielle (on se suicide beaucoup chez France Telecom) ; l'autre durable (les ado se suicident énormément). Tout l'intérêt de ces croyances est qu'elles sont le produit probable d'une même cause : la difficulté à penser statistiquement le monde.

Un nombre important de sociologues refusent de reprendre à leur compte les analyses sociologiques classiques des croyances, qui les rattachent à l'irrationalité des acteurs ou aux intérêts que servent ces croyances. En France, c'est notamment le cas de Raymond Boudon, et d'un de ses élèves, Gerald Bronner. Pour Bronner, en particulier, les croyances résultent toujours d'une limite dans l'accès à la connaissance : si l'acteur connaissait toutes les informations pertinentes, il ne croirait pas. Mais se dressent devant lui toute une série de limites dans cet accès. L'une d'entre elles, nous dit Bronner, est constituée par les limites cognitives que pose notre cerveau.

Le cas de la croyance dans le suicide des ado relève typiquement de cela. Elle résulte très probablement du phénomène suivant : les ado sont ceux qui se suicident le moins. Mais ce sont également ceux qui meurent le moins. Au final, lorsqu'un adolescent meurt -ce qui se produit rarement- c'est souvent parce qu'il s'est suicidé : 14% des morts entre 15 et 25 ans sont le produit d'un suicide (ce qui constitue à cet âge la seconde cause de mortalité après les accidents de transport). Au contraire, les plus de 60 ans, qui se suicident 3 à 4 fois plus que les 15-25 ans, meurent très souvent, et le plus souvent d'une autre cause que le suicide. Il est donc proportionnellement rare d'observer, parmi les décès des plus de 60 ans, des suicides alors que c'est extrêmement courant pour les adolescents. Cela donne probablement le sentiment que les adolescents se suicident beaucoup, alors que c'est l'inverse qui est exact. La croyance nait donc d'une difficulté cognitive : celle qui consiste à s'interroger face à un ratio (le nombre de suicide parmi les décès), qui est le seul auquel on accède spontanément, sur son dénominateur (le nombre de morts très faible) autant que sur son numérateur. Il faut, pour cela, procéder à un raisonnement qui n'est pas intuitif, mais appris.

C'est une difficulté cognitive très semblable que pose le cas de France Telecom : là encore, il faut interroger la première impression qui résulte du numérateur (le nombre important de suicides) en la rapportant au dénominateur (le nombre très élevé de salariés chez France Telecom) puis croiser ce résultat avec une nouvelle donnée, qui n'est pas immédiatement accessible, le taux de suicide en France parmi les 25-65 ans. On voit comment s'enchaînent difficulté cognitive et difficulté dans l'accès à l'information.

Je ne crois pas un seul instant que ce type d'explication épuise l'analyse des causes des croyances. Dans le cas de FT, la croyance naît certainement de cette difficulté que nous avons à penser spontanément en statisticien. Mais elle s'épanouit probablement pour d'autres raisons. En particulier, parce que cette croyance parle de notre monde professionnel selon une problématique qui est généralement évacuée de l'espace public et médiatique, alors même qu'elle est intensément vécue par de nombreux Français : celle de la souffrance au travail. Cette croyance en semble donc d'autant plus vraisemblable. Plus que cela, elle en apparaît d'autant plus bonne à dire et à répéter en raison de la part de réalité qu'elle révèle publiquement et qui est ordinairement celée 2.


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1. Je ne m'avance pas plus que de raison : le taux de suicide des femmes est beaucoup plus faible que celui des hommes -le taux de suicide d'une population est donc une moyenne qui masque une distribution hétérogène entre les sexes. Pour être assuré que tout cela révèle ou ne révèle pas quelque chose, il faudrait donc d'abord connaître le ratio homme/femme chez FT, que j'ignore. Mais peu importe : mon argument est précisément que personne ne s'est posé la question.

2. D'autant plus que si le nombre de suicides chez France Telecom n'a rien d'exceptionnel, il est par contre vrai que le taux de suicide est élevé en France, et plus encore que le taux de suicide a fortement augmenté chez les 25-45 ans récemment, le taux de suicide étant maintenant supérieur à 40 ans qu'à 60 -ce qui ne s'était jamais vu. Louis Chauvel a analysé brillamment ce que ces transformations devaient et révélaient de l'insertion des 25-45 ans dans le monde social et professionnel.



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