mercredi 27 janvier 2010

Une décennie malhonnête

I sit in one of the dives
On Fifty-second Street
Uncertain and afraid

As the clever hopes expire

Of a low dishonest decade
(W. H. Auden)

La décennie qui vient de s'achever a certainement manqué honnêteté : c'est la décennie du Big Zero, pour reprendre les mots de Paul Krugman, où les espoirs de croissance se sont effondrés dans la récession la plus grave depuis 70 ans.

Cette décennie a été bâtie sur deux promesses :

1. La libéralisation et la financiarisation des économies aurait permis de briser la croissance lente d'après 1973. L'accélération de la productivité nettement perceptible à la fin des années 1990 aux Etats-Unis laissait entrevoir une croissance forte pour les pays développés qui aurait su opérer les changements structurels nécessaires pour en tirer parti. Par ailleurs, la mondialisation semblait pouvoir sortir l'ensemble du Tiers Monde du sous-développement.

2. Les crises asiatique et russe de la fin des années 1990 laissaient entrevoir une plus grande instabilité. Toutefois, celle-ci ne constituait que le prix à payer pour une plus forte croissance. Moins de régulation signifiait plus de croissance, mais également plus d'instabilité. Nous avions choisi un nouvel arbitrage, plus favorable à la croissance.

Ces espoirs ne furent pas tenus. Ils se sont, en particulier, brisés sur la plus grave récession qu'a connu le système capitaliste depuis 70 ans. Examinons en détail en quoi ces promesses ont été trahies.

Premièrement, la croissance mondiale s'est en effet accélérée durant les années 2000, mais elle est loin d'avoir retrouvé son rythme des Trente Glorieuses.

Surtout le constat doit être fortement nuancé, en fonction du type d'économie. Les promesses d'accélération de la croissance ont été, en fait, déçues pour toutes les économies, à l'exception des économies émergentes et en développement.



La croissance a, en particulier, ralenti pour les économies développées, poursuivant une tendance maintenant ancienne. Le taux de croissance annuel y a été ainsi deux fois plus faible qu'il y a 20 ans.

En fait, à part l'Asie, et singulièrement la Chine, la croissance a été plus faible que dans les décennies précédentes partout dans le monde. Or, la Chine a obtenu cette croissance en biaisant avec la libéralisation des économies qui devait en être à l'origine. Elle n'a ainsi jamais libéralisé la circulation des capitaux. Elle a systématiquement sous évalué sa monnaie, poursuivant une politique mercantiliste agressive. Son développement est, d'autre part, fondé sur une série de déséquilibres, internes et externes, qui mettent en question sa pérennité. En particulier, les déséquilibres des balances commerciales avec les États-Unis ne semblent pas durablement viables -du moins pas dans leur forme actuelle.

Ainsi, seules les économies émergentes ont vu leur croissance s'accélérer. Au contraire, pour les autres économies, et en particulier les plus développées, la croissance a ralentie. Le mode de croissance, laissant une place plus importante aux activités financières, et fondé sur une diminution des régulations, n'a pas conduit à plus de croissance, mais à moins -et ce, avant même, la crise de 2008-2009. C'est particulièrement le cas pour l'économie leader : les États-Unis.

Sans même prendre en compte 2009, la décennie 2000 a connu la croissance du PIB par habitant la plus faible depuis la Seconde Guerre mondiale : près de moitié moins que durant les années 1960. Les espoirs d'une accélération de la croissance apparu à partir du milieu des années 1990 se sont brisés sur deux récessions (2001 et 2008-2009), suivi de reprises molles.

Si l'on s'intéresse au principal facteur à long terme de la croissance, la hausse de la productivité, le constat est à peine moins négatif :

La décennie 2000 s'était ouverte, aux États-Unis, sur un grand espoir : entre 1995 et 2000, la croissance de la productivité retrouvait son niveau des Trente Glorieuses, après une décélération brutale qui avait été la principale cause du ralentissement de la croissance à la fin des années 1970. Toutefois, dans les années 2000, les gains de productivité ont, à nouveau, baissé. Ils sont désormais, à nouveau, plus faibles que durant les Trente Glorieuses, même s'ils demeurent significativement plus élevés que durant les deux décennies précédentes.

Nous n'avons donc pas arbitré plus de croissance pour moins de stabilité. C'est évidemment le cas pour les États-Unis :

On voit que les cycles économiques se sont lissés à partir des années 1990, tandis que le taux de croissance tendait à baisser. Point plus important encore : les récessions sont moins nombreuses, et il faut un temps beaucoup plus grand qu'auparavant pour retrouver le taux de croissance tendanciel. Les récessions sont, en d'autres termes, beaucoup plus longues. L'économie a donc perdu en résilience. S'il en est ainsi, c'est parce que c'est leur nature qui s'est transformée : elles résultent de déséquilibres profonds dans l'économie (récession de 2001 ou actuelle) et non de la hausse des taux d'intérêt par la Fed, face à une élévation de l'inflation (récession de 1980).

Avec les années 2000, nous quittons donc un monde de fausses espérances. L'accélération de la croissance à la fin des années 1990 avait laissé espérer un retour à une croissance économique forte. La nouvelle régulation de l'économie, moins réglementée, devait permettre de redynamiser les économies occidentales, et de favoriser le développement des PVD. La promesse a été tenue pour les émergents en Asie. Pour tous les autres, et surtout pour les pays les plus développés, il n'en a rien été. Le taux de croissance a baissé tendanciellement, avant même la crise. Et la crise qui a mis un terme au cycle de croissance du milieu des années 2000 présente une forme accentuée des crises précédentes : brutale, longue, car fondée sur des déséquilibres profonds. Or ces déséquilibres, en particulier l'endettement du secteur privé, ont nourri la croissance.

C'est dire l'ampleur de la tâche qui s'ouvre avec les années 2010, sans que nous ayons un modèle intellectuel achevé pour l'affronter, car c'est aussi, pour une part, les espérances d'une compréhension plus grande de la macroéconomie qui ont été trahies.

Lire la suite