dimanche 2 mai 2010

Deux millénaires de croissance mondiale : pour saluer Angus Maddison

Lundi dernier, Angus Maddison est mort à Neuilly à 83 ans. On pourra lire ici un beau portrait de son parcours.
Maddison est avant tout l'auteur d'une incroyable base statistique, indispensable à la compréhension du monde moderne. Un certain nombre des notes de ce blog se sont appuyées sur cette base statistique, qui ne cesse pas de m'inspirer. Il m'a donc semblé indispensable de lui rendre hommage.

Sa réflexion proprement théorique n'a pas été négligeable, notamment parce qu'il a été l'un des premiers à souligner la nécessité de tenir compte, à côté des facteurs immédiats de la croissance, de facteurs plus profonds, en particulier les institutions -ce qui est aujourd'hui devenu une évidence pour la plupart des économistes.
Mais c'est sa passion pour la quantification, sa "chiffrophilie", pour user de son expression, qui a fait de lui un des économistes ayant le plus influencé la réflexion sur la croissance économique. Cette passion quantitative l'a, en effet, conduit à créer, à partir de la fin des années 1970, des estimations quantitatives de la production économique de plus en plus étendues temporellement et géographiquement, jusqu'à couvrir le monde entier depuis l'an 1 !
L'essentiel de ces travaux se retrouve dans sa publication de 2004, The World Economy: Historical Statistics. (Une partie de la base de donnée sur lequel se fonde cette publication, ainsi qu'une liste de ses publications les plus significatives sont disponibles sur sa page à l'Université de Groningen, où il a été longtemps professeur.)
Par la seule force de leur évidence factuelle, un certain nombre des données de Maddison ont transformé le regard que l'on portait sur la révolution industrielle et sur la place respective de l'Occident et de l'Asie (notamment de la Chine) dans la production économique mondiale.

Je voudrais, à titre d'hommage, en mettre en valeur quelques unes, parmi les plus remarquables.
Premièrement, les données de Maddison ont mise en évidence l'incroyable stabilité de la richesse par habitant, avant la révolution industrielle. L'agitation de l'histoire politique semble, de ce point de vue, comme une écume, flottant au-dessus d'une structure économique immuable. Dans le monde d'avant la révolution industrielle, le fils vit comme le père, c'est-à-dire aussi pauvrement, de générations en générations. C'est le monde malthusien dont G. Clark a depuis étudié les mécanismes dans un livre remarqué.


La révolution industrielle est donc bien une des ruptures les plus fondamentales dans l'histoire humaine. Elle nous a transporté dans un monde de la croissance permanente, où le fils est toujours plus riche que le père, au fil d'une accélération vertigineuse à partir de la deuxième moitié du XXe siècle.

La croissance économique est donc un phénomène fondamentalement récent à l'échelle de l'histoire humaine. Mais c'est également un phénomène qui a bouleversé l'équilibre des forces entre les continents, les pays, et les aires culturelles. C'est le second phénomène particulièrement remarquable qu'a fait apparaître le travail de Maddison.

La révolution industrielle est, en effet, fille de l'Europe, et elle a tardé à se diffuser ailleurs dans le monde, transformant ainsi les équilibres millénaires.

L'Asie (qui comprend ici le Moyen Orient) a, jusqu'à la révolution industrielle, très largement dominé la production économique mondiale. Elle en représentait en l'an 1000 près de 70% (60% sans le Moyen Orient). En 1950, elle en constitue moins de 20% !

Il en est ainsi parce que la croissance a d'abord été un phénomène occidental, que les autres parties du monde n'ont imité qu'avec retard, et avec un succès longtemps moins grand.

La révolution industrielle a donc amené avec elle une transformation radicale de l'équilibre entre les continents : elle a fait du monde un monde occidental, alors que l'humanité avait été jusque là largement dominée par l'Asie.
Ce renversement du monde est particulièrement perceptible si l'on rassemble toutes les composantes du monde occidental. De marginal en l'an 1000 (14%), il représente au sortir de la seconde guerre mondiale 70% de la production économique mondiale. Le monde est alors occidental. Depuis a débuté un déclin relatif de l'Occident. Il est antérieur pour l'Europe qui représente en 1900 la moitié de la production mondiale, mais dont la position relative diminue ensuite, en raison de la montée en puissance des Etats-Unis 1.

Le constat du caractère marginal de l'Occident jusqu'à très tard dans l'histoire humaine, et de l'importance de l'Asie, a participé au renouveau de l'historiographie de la Révolution industrielle : il a poussé à critiquer toutes les analyses qui s'efforcent de trouver des causes profondes, enracinées dans le coeur même de sa civilisation, au succès de l'Occident 2. Aussi difficile que cela soit à accepter pour notre ethnocentrisme spontané, la civilisation occidentale a longtemps été seconde dans l'histoire du monde économique, sans caractère spécial.

Cela conduit à un troisième enseignement que Maddison tire de ses données. La phase de l'histoire économique qui débute vers 1500 est, contrairement à ce que l'on pense spontanément en Occident, une parenthèse dans l'histoire du monde. Les équilibres qu'elle a produits ne peuvent être que transitoires : l'Asie, et particulièrement la Chine, est amenée à retrouver la place qui a été historiquement la sienne.

La formidable croissance actuelle de la Chine et de l'Inde ne devrait donc pas nous surprendre : elle ne représente que le retour des équilibres millénaires entre les populations humaines. Et elle est encore loin d'être achevée. Le recul de la Chine et de l'Inde sur la scène mondial était seul étonnant. Le monde n'aura été que temporairement, et exceptionnellement, occidental.


En effet, alors qu'elles restent dominantes aussi tard que le début du XIXe siècle (ce qu'avait déjà montré les travaux pionniers de Paul Bairoch), la Chine et l'Inde s'effondrent à partir de cette date. De plus de la moitié de la production mondiale en 1800, elles n'en représentent plus, en 1900, qu'approximativement 5%. Il faut attendre les années 1970 pour que le rattrapage de leur position historique intervienne.

Le rattrapage est particulièrement rapide pour la Chine. Pourtant, malgré l'inquiétude que suscite sa puissance retrouvée, elle n'a aujourd'hui recouvré que la moitié de sa position relative passée. Pour Maddison, ce n'est qu'aux environs de 2030 que ce rééquilibrage s'achèvera tout à fait. C'est dire l'ampleur de la transformation des équilibres de puissance qui sont encore devant nous.

La force du rattrapage de la Chine se comprend mieux, en effet, au regard de l'extraordinaire recul qui a longtemps été le sien, et que Maddison a quantifié.

En 1900, la Chine a pratiquement disparu de la scène mondiale : elle compte pour moins de 1% de la production mondiale, après en avoir représenté près du tiers. En 1950, elle possède le triste privilège d'être le seul pays au monde où, un siècle après la Révolution industrielle, le revenu par habitant est inférieur à son niveau de 1500. Ce n'est que depuis la mort de Mao que la Chine est rentrée dans le monde de la croissance du revenu par tête, près de deux siècle après l'Occident. C'est dire l'ampleur du rattrapage qu'il lui restait alors à accomplir, et qui est encore loin d'être achevé.



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1. On voit, par ailleurs, que la montée en puissance de l'Occident est antérieure à la révolution industrielle : un des aspects importants du travail de Maddison est d'avoir participé au renouveau de l'historiographie de la Révolution industrielle, en soulignant que la dynamique de croissance qui y a conduit possède une temporalité longue, qui débute par des transformations structurelles profondes dès la fin du Moyen Age occidental. Aussi brutale que soit la révolution industrielle, elle n'est pas la rupture radicale que l'on a longtemps cru.

2. Voir par exemple, en France, la publication récente du livre de Philippe Norel, L'histoire économique globale, Seuil, 2009. Pour moi, le débat reste, en fait, largement ouvert, surtout par rapport aux thèses les plus extrémistes qui font de la Révolution industrielle un quasi accident. Quelque chose de la thèse de Weber me semble, en particulier, résister.

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