Le fantasme allemand se fonde pour une part essentielle sur le mercantilisme crétin qui, joint à l'industrialisme irréfléchi, tient lieu de pensée économique à beaucoup en France. Ce mercantilisme repose une propositions binaire : balance commerciale excédentaire, bien ; balance commerciale déficitaire, mal. Comme sa balance commerciale est très très excédentaire, cela va donc très très bien pour l'Allemagne. Si l'on ajoute qu'elle a maintenu une part constante de son PIB dans l'industrie, c'est donc qu'elle a su s'insérer avec compétitivité dans la mondialisation.
Le problème du mercantilisme crétin est qu'il méconnait le fait qu'une balance commerciale excédentaire ne signifie rien en soi : à la fois au niveau de ses causes et de ses conséquences. Il n'y a aucune justification théorique à la présence d'une balance commerciale excédentaire en toute situation. Dans le cas de l'Allemagne, cette balance commerciale a eu un coût économique élevé. Non seulement pour elle, mais aussi pour les autres pays européens.
Il faut partir d'un constat : contrairement à ce que voudrait le mercantilisme crétin, l'énorme excédent commercial allemand n'a pas généré de la croissance. Au contraire, depuis que l'Allemagne a adopté l'agenda 2010 de reconquête de sa compétitivité, sa croissance économique a été anémique. Avant même la récession de 2009, c'était l'une des plus faibles en Europe.
Même en comparaison de la France, son taux de croissance est très faible. Entre 2000 et 2008, son PIB n'a augmenté que de 10%. Sa récession économique en 2009, une des plus violentes dans le monde, a finalement ramené ce taux de croissance depuis 2000 à moins de 5%. Une décennie quasiment blanche, que l'on voudrait pourtant faire passer pour un succès. A part le Japon, aucun pays développé n'a eu une croissance aussi faible sur la période.
A ce premier constat, on peut ajouter d'autres indicateurs d'insuccès. L'Allemagne n'a pas créé d'emploi entre 2000 et 2010. Avant la crise, en 2008, elle en avait moins créé que la France (3% de plus contre 6%). Entre 2000 et 2008, son taux de chômage n'a pas baissé (7.5%), tandis que celui de la France passait de 9% à 7.8%.
Que s'est-il passé ? L'Allemagne a appliqué, à la lettre, la stratégie voulant que pour être compétitif, il faut baisser le coût du travail. Ainsi, bien qu'elle ait eu moins de gains de productivité que la France (12% pour la productivité par heure entre 2000 et 2007, contre 15% pour la France), le coût unitaire du travail a baissé, nettement, tandis qu'il augmentait en France.
Quand une entreprise a des gains de productivité, elle peut en faire trois choses. Elle peut augmenter les salaires. Si elle les augmente autant que les gains de productivité, le coût unitaire du travail, c'est-à-dire ce que coûte en rémunération salariale la production d'une unité d'un produit donné, reste constant. Si elle n'augmente pas les salaires, le coût unitaire du travail diminue, et l'entreprise peut alors faire deux choses : soit baisser ses prix, redistribuant les gains de productivité au consommateur ; soit augmenter ses profits, se redistribuant, ainsi qu'à ses actionnaires, les gains de productivité. (Dans les faits, ces trois possibilités se combinent en proportion plus ou moins importante).
Les entreprises allemande, encouragées par leur gouvernement, ont choisi de n'augmenter que faiblement les salaires. Cela leur a permis, en 8 ans, de baisser le coût unitaire du travail de plus de 10%. Ce qui correspondait à une stratégie, celle qu'énonce Baverez : reconquérir de la compétitivité prix au niveau international en rendant possible une baisse des prix du made in Germany. Cette stratégie de reconquête de la compétitivité prix est, en apparence, un succès, puisque la balance commerciale allemande a été multiplié par 3 entre 2000 et 2008, pour atteindre près de 180 milliards d'euros (10% du PIB de la France).
Mais le succès n'est qu'apparent. Cette stratégie a, de fait, conduit à briser la dynamique interne de croissance, qui demeure importante pour un pays de grande taille comme l'Allemagne, en créant d'importants déséquilibres dans le bouclage macroéconomique.
Premièrement, les salaires n'ont presque pas augmenté, tandis que les prix ne baissaient pas à proportion des gains de productivité. Les entreprises allemandes ont donc considérablement augmenté leur rentabilité. Il s'est produit, durant les années 2000, une transformation d'une ampleur historique dans le partage de la valeur ajoutée en Allemagne.
Le taux de marge a augmenté de 6 points de % entre 2000 et 2008 atteignant un sommet historique, alors qu'il restait stable en France. La rentabilité des entreprises allemandes s'est considérablement accrue.
Or, ces évolutions ont conduit à anémier la demande intérieure à un niveau tel que la hausse de la demande extérieure n'a pu le compenser. Premièrement, la stagnation des salaires a provoqué une stagnation de la consommation.
Par ailleurs, contrairement à ce qu'affirme Baverez, emporté par la force du fantasme, la hausse considérable de la rentabilité des entreprises allemandes n'a pas conduit à un "élan formidable de réinvestissement", mais au contraire. (La croissance de l'investissement a même atteint un niveau si faible qu'il en est inquiétant pour l'avenir de la compétitivité allemande.)
La consommation finale atone, jointe à la faible hausse de l'investissement, a engendré une stagnation de la demande intérieure, que la hausse de la balance commerciale n'a pas compensé.
La stratégie qui consiste à regagner de la compétitivité en baissant le coût du travail n'est donc pas une voie royale, mais un chemin périlleux, parce que cela menace de briser les équilibres dynamiques macro internes. Dans ce chemin périlleux, l'Allemagne s'est en partie perdu. Contrôler ses coûts du travail n'est donc pas la solution miracle face à la mondialisation, contrairement à ce qu'affirme N. Baverez. Cela ne peut suffire, et cela peut même être dangereux.
Mais il faut nuancer, en ajoutant une chose, décisive. Les efforts en termes de coût du travail en Allemagne ont été bien moins récompensés qu'on peut le croire. Ils ont été peu de chose au regard des évolutions du taux de change de l'euro. Si l'on considère le coût unitaire du travail en Allemagne en dollars et non en euro, et donc en tenant compte des évolutions du taux de change euro/dollar, celui-ci a, en effet, évolué très différemment.
Le coût du travail a, non pas baissé, mais s'est considérablement accru, de près de 40%, à mesure que le taux de change de l'euro par rapport au dollar augmentait durant la décennie 2000. Ce qui a engendré une baisse de la compétitivité prix de l'Allemagne, en dehors de la zone euro, et des pays dont les monnaies sont arrimées à l'euro. Car, contrairement à ce que l'on lit presque toujours, la compétitivité de l'industrie allemande a, également, été affectée par la considérable réévaluation de l'euro.
La totalité de la hausse de sa balance commerciale s'est faite en Europe, et en particulier dans la zone euro. Ses excédents commerciaux avec le reste du monde ont baissé depuis 2002, c'est à dire l'année même où la valeur de l'euro en dollar a commencé à augmenter, entrainant avec lui une hausse du prix en dollar du made in Germany.
Et c'est là que l'on touche à l'arrière fond anti-coopératif au niveau européen de l'agenda 2010. Au regard des évolutions du taux de change euro/dollars, la zone où l'Allemagne pouvait préférentiellement accroître sa balance commerciale est l'euro, puisque, par définition, le taux de change n'y a aucune incidence.
Or, il est une vérité élémentaire en économie internationale : tout excédent commercial a pour contrepartie un déficit. Pour qu'un pays soit en excédent, il faut que d'autres soient en déficit. Autrement dit, en cherchant à obtenir des excédents commerciaux, au prix d'une stagnation de sa demande intérieure, l'Allemagne a poursuivi une stratégie anti-coopérative à l'égard des autres pays européens. Elle a obtenu moins de croissance, et elle a creusé les déséquilibres commerciaux de la zone euro. Le déficit commercial de la France est, en partie, provoqué par cette stratégie. Mais il est peu de chose au regard de celui de la Grèce ou de l'Espagne. Les déficits de ces pays ont, certes, été nourris par des dynamiques internes (spéculatives notamment pour l'Espagne), qui en sont la première cause. Mais ce sont aussi eux qui ont, en partie, rendu possible l'excédent commercial allemand. Et maintenant que ces déficits débouchent sur une crise financière massive, l'Allemagne refuse de payer, et ne le fait finalement que face à l'évidence du risque.
Cette stratégie de compétitivité par la baisse du coût du travail n'est donc pas qu'un échec pour l'Allemagne : c'est aussi un échec pour les autres pays européens, et plus profondément encore pour la construction européenne, en ce qu'elle révèle une incapacité profonde à la coordination macroéconomique au niveau de l'Europe face aux égoïsmes nationaux.
jeudi 11 février 2010
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Pour une fois j'ai vraiment tout compris, graphiques inclus. :-)
RépondreSupprimerLes graphiques, c'est le meilleur. Merci !
RépondreSupprimerIntéressant post, même s'il semble donner une version un peu angélique de la situation française en l'opposant aux méchants et égoïstes Allemands (mon analyse personnelle pour cette histoire de paiement que tu avances en conclusion est qu'étant la vache à lait habituelle de l'Union, ils ont intérêt à se faire désirer pour ne pas que cela devienne la solution de facilité standard).
RépondreSupprimerAs-tu une idée des mesures prises en 2002 en Allemange (ou en France) qui ont découplé l'évolution des couts du travail à partir de 2002?
Allemagne : une série de mesures, complexes à décrire dans le détail, mais visant à flexibiliser le marché du travail et à réduire la fiscalité.
RépondreSupprimerFrance : la hausse est due pour une part non négligeable à la hausse du SMIC entre 2004 et 2008 (il passe de 7.6 euros de l'heure à 8.6 euros).
Pour les méchants allemands. Ce que tu dis est exact, en ce sens que cela explique leur motivations subjectives : ils ont le sentiment d'être la vache à lait. Le problème ici est qu'il ne s'agit pas seulement de financement d'un État par un autre Etat, et ses contribuables, mais de la stratégie de croissance de l'économie allemande tout entière. Celle-ci est actuellement, en soi, contraire à la coordination sur laquelle doit se construire la zone euro, ou tout au moins contraire à ce qui permettrait de mettre terme à la crise actuelle. Seul un changement dans cette stratégie est capable de mettre vraiment fin à la crise des PIIGS, à moins d'envisager une massive déflation dans ces pays, ou une crise assez longue.
Martin Wolf, dans cette excellente tribune, arrive sensiblement à la même conclusion, au terme d'un raisonnement assez proche du mien : http://www.ft.com/cms/s/0/3d744b46-15b7-11df-ad7e-00144feab49a.html?nclick_check=1
Super ce post, notamment pour le "mercantilisme crétin", moi aussi ça m'énerve cette admiration pour les excédents. Je me permet de rajouter la ref du cae de Fontagné et Gaulier : http://www.cae.gouv.fr/spip.php?article142
RépondreSupprimerAnalyse très éclairante : je ferais pour ma part le lien avec la prégnance en Allemagne d'un discours très néo-libéral dans la presse écrite de ce pays (cf. par exemple Die Zeit, Der Spiegel ou autres), bien plus qu'en France. Il existe outre-Rhin une puissance d'un discours idéologique "anti-jouissance" et "anti-fainéantise" des pauvres et autres perdants qui dépasse largement ce qu'on connait ici.
RépondreSupprimerUne question (bête?) : est-ce que vous sauriez dire où finit entre 2000 et 2008 la part de l'augmentation de la valeur ajoutée allouée aux entreprises, puisque cela ne va pas à l'investissement démentant clairement le "théorème de Schmidt"? Qui en profite? Les actionnaires allemands ou étrangers disposant d'actions et obligations des entreprises allemandes par des distributions de bénéfices? Les réserves financières des entreprises?
Elles s'en sont servi, au début des années 2000, pour se désendetter, après le krach de 2001. Puis, elles ont accru les dividendes.
RépondreSupprimerJe ne peux qu'être d'accord avec vous sur ce que vous dîtes à propos de la prégnance plus grande qu'en France d'un discours influencé par le néo-libéralisme d'origine anglo-saxonne, malgré la différence des systèmes économiques. Les voies de circulation sont multiples : au journalisme (il faut ajouter le FT allemand, http://www.ftd.de/) on peut, notamment, ajouter l'importance numérique des étudiants allemands dans les grandes universités anglo-saxonnes
Mais, au delà même du discours des acteurs, une des causes essentielles de ces évolutions est le fait que les liens de long terme qui unissaient une banque et une entreprise, propres à l'Allemagne, se sont rompus au début des années 2000, conduisant à une gouvernance "à l'anglo-saxonne", fondée sur la valeur actionnariale, à la place du système antérieur.
Billet lumineux. Bravo.
RépondreSupprimerMoi j'aimerais savoir si en France on peut avoir le beurre et l'argent du beurre car notre consommation ne va pas tenir éternellement si se satisfait de notre manière de faire actuelle.
RépondreSupprimerSi l'on pouvait cumuler excédents commerciaux et croissance de la consommation, la croissance totale serait quand même plus robuste!
D'autre part, nous ne nous comparons pas favorablement aux États-Unis et au Canada qui, quoiqu'on en dise quant à leurs pratiques soi-disant "ultra-libérales", font mieux que nous depuis 30 ans, surtout les Américains. Or quand je vois que les Scandinaves s'en tirent bien avec des machines étatiques plus efficaces et moins coûteuses, je me dis qu'il n'y a pas de raison de ne pas changer pour que ça ne reste pas pareil... car que veut-on? Moins de chômage et plus de français aisés.
Bonjour,
RépondreSupprimerVotre analyse est intéressante, mais quelques points me gêne cependant.
Tout d'abord, il faut tenir compte de la démographie: croissace de la population dynamique en France (+ 0,5% par an), nulle voire négative en Allemagne. Cela relativise les graphiques sur l'évolution comparée des PIB. Il faudrait des données par habitant.
Surtout, vous ne donnez pas de raison à la baisse de la part de la valeur ajoutée consacrée au salaire en Allemagne. Certe, l'Allemagne a une économie plus industrielle, donc plus capitalistique, mais quand même... C'est un peu bizarre.
Comment expliquez-vous néanmoins la part de l'investissement dans la recherche et l'innovation beaucoup plus élevée en Allemagne qu'en France...
RépondreSupprimerUn discours purement gauchiste flairant la vielle France vivant au croché du système.
RépondreSupprimerEncore un petit étudiant trentenaire qui ne veut pas faire d'efforts et continuer à profiter pleinement du systme...
Reveilles toi petit... On est plus en 1970...