mardi 16 février 2010

Le "bon sens" et les retraites

Au milieu d'une tribune à propos des négociations sur les retraites écrite par Michel Godet, l'homme du bon sens en économie, je trouve cette phrase :

En effet, les actifs, moins nombreux sur le marché du travail, seront en position de force pour négocier leur salaire net et peu enclin à payer plus pour des générations qui leur ont transmis une dette qui s'élève déjà à 150 000 euros par actif, si l'on tient compte des engagements de l'Etat.

Un concentré de "bon sens" qui n'est, en fait, qu'erreurs factuelles et fausses croyances concernant les retraites et la dette de l'État français. Une phrase, quatre affirmations : quatre erreurs ou approximations.

Vous avez trouvé ? Non ?

Dans l'ordre :

1. "les actifs, moins nombreux sur le marché du travail ...". Prévoir est certes toujours difficile, surtout lorsqu'il s'agit de l'avenir, mais en matière démographique, les prédictions à 20 ans (la projection temporelle de M. Godet) sont relativement fiables. Or, à les croire, le nombre d'actifs va rester stable d'ici 2030, et même 2050.

2. "... seront en position de force pour négocier leur salaire net...". Admettons que le nombre d'actifs diminue, ce qui est probablement faux, comme on vient de le voir. Admettons néanmoins. Alors ? Et bien ce bout de phrase est toujours aussi fautif. Il s'appuie sur un sophisme qui consiste à penser que les emplois sont en nombre stable et qu'ils sont partagés par les actifs qui veulent les occuper. Si leur nombre diminue, les actifs seront donc en position de force face aux employeurs et pourront faire monter leur salaire. Ce raisonnement repose sur du "bon sens", c'est-à-dire sur ce que le sens commun connait : le niveau microéconomique qu'il expérimente seul. A ce niveau, le nombre de personnes qui vont le matin demander un boulot au Pôle Emploi du coin n'a évidemment aucun effet sur le nombre d'emplois que l'agence va leur offrir. Mais, dès lors que l'on se situe au niveau de l'économie tout entière, il n'en va plus de même. Pour une économie prise dans sa globalité, le nombre d'emplois, au-delà des fluctuations produites par l'activité économique conjoncturelle, reflètent assez étroitement le nombre d'actifs. Quand le nombre d'actifs s'accroit, le nombre d'emplois progresse également. C'est ce qui s'est passé en France, à l'exception de la décennie et demi qui a suivi la fin des Trente glorieuses.


Par exemple, dans les années 1955-1965, la population active stagne et il en va de même pour le nombre d'emploi, bien que la croissance soit alors exceptionnellement forte. On peut présumer qu'il en ira de même en 2030 : stagnation de la population active et stagnation du nombre d'emplois 1.

3. "... et peu enclin à payer plus pour des générations qui leur ont transmis une dette qui s'élève déjà à 150 000 euros par actif, si l'on tient compte des engagements de l'État." Là il y a deux imprécisions qui se mêlent dans la même affirmation.

Premièrement, la fameuse métaphore qu'aime tant le "bon sens" de la dette qu'une génération transmet à la suivante, comme un fardeau qui pèserait sur les fils du poids de l'imprévoyance et de l'égoïsme de leurs pères.
Cette métaphore est, en l'occurrence, actuellement fausse à 33%... Son degré de vérité dépend, en effet, du nombre de Français qui achètent de la dette de l'État français. Là encore, le "bon sens" s'appuie sur qu'il expérimente à son niveau de l'économie. Mais le "bon sens" a du mal à comprendre que l'on ne peut raisonner sur une économie tout entière comme l'on raisonne sur le petit épargnant, qu'il connait seulement. Le petit épargnant transmet bien, en effet, son patrimoine (ou ses dettes, s'ils en veulent) à ses héritiers et, ainsi, ils les enrichit ou les appauvrit. Mais, il n'en va pas de même au niveau de l'ensemble des épargnants réunis. Plaçons nous dans le cas le plus simple : celui où la dette de l'État français est entièrement souscrite par des Français. La génération suivante est-elle écrasée du poids de l'insouciance de ses pères ? Nullement, car c'est à cette même génération que l'État français rembourse sa dette. Globalement, cette génération n'est donc ni plus riche, ni plus pauvre. La dette a pour seul effet de produire une redistribution des richesses à l'intérieur même de cette génération, sans affecter le niveau de cette richesse : les fils d'épargnants de la génération précédente reçoivent, en valeur nette, de l'argent de la part de ceux dont les parents n'ont pas épargné. Mais pris ensemble, ils ne sont ni plus riches, ni plus pauvres. Pour que la génération suivante soit appauvrie, il faut donc que leurs parents aient emprunté à des étrangers. Actuellement, la dette de l'État français est détenue pour 2/3 par des étrangers. Nous n'appauvrissons donc que pour 2/3 de la dette la génération suivante. (Cette dernière proposition mériterait diverses remarques. Mais passons).

4. "... si l'on tient compte des engagements de l'État". Comprendre des engagements implicites de l'État, en particulier payer les retraites des fonctionnaires, qui ne sont pas incluses dans la mesure de la dette au sens du traité de Maastricht. Je veux bien que l'on tienne compte des engagements implicites, mais alors où est passé le fameux "bon sens" ? Le but même de la négociation sur les retraites est de déterminer ce que seront les... retraites et donc les engagements qui leur sont liés. On ne peut donc pas faire comme si leur niveau était déjà déterminé. C'est le propre des engagements implicites : ils ne sont pas de la dette, car leur niveau n'est pas irrémédiablement, parce contractuellement, fixé. L'État en fait ce qu'il veut, ou peut, en fonction des négociations qu'ils mènent.

Par ailleurs, le bon sens considère généralement que ce que doit vraiment un individu est constitué par la différence entre ce qu'il possède et ce qu'il doit en brut. Si l'on possède une maison qui vaut 100 000 euros et que l'on doit 200 000 euros à la banque, la vraie dette est de 100 000 euros. Pour une fois, le bon sens a raison, bien qu'étrangement Michel Godet n'y fasse pas appel. Or, l'État français n'a pas que des dettes : il a aussi des actifs financiers (actions, titres divers, etc.). Si l'on en tient compte, la dette publique n'est plus de 84 % du PIB mais de 53 % (données de l'OCDE). La dette n'est plus alors que d'environ 30 000 euros par actif. Ce qui est, d'un coup, nettement moins spectaculaire. Et encore, je n'ai pas entièrement suivi le bon sens : l'État français possède d'autres actifs en plus de ses actifs financiers, comme des maisons de caractère, par exemple, que l'on peut encore déduire de sa dette financière brute. Mais il ne vaut mieux pas suivre le bon sens jusque là : on peut douter que l'État les vende.

On peut donc, au final, se féliciter que "ce ne soit pas le bon sens qui domine dans ce pays", du moins celui que convoque Miche Godet. Ce "bon sens" revient à s'appuyer sur l'expérience de sens commun de l'économie, alors que le savoir portant sur l'économie, comme tout savoir, s'est construit pour une part à force de résistance face à ce que les sens nous donnent immédiatement.

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1. Le même raisonnement permet de comprendre pourquoi il n'y a pas de raison d'attendre, au-delà des ajustements de court terme, une baisse du chômage en raison de la stagnation de la population active. Si le chômage baisse, ce ne sera pas pour cela.

1 commentaire:

  1. Euh... le graphe est un peu étrange (enfin, en bas à gauche, surtout/seulement) : en 1955, il y avait ~20 millions d'emplois pour une population active de ~19 millions de personnes ?

    Le problème dans les séries semble persister au moins jusqu'au début des années 70.

    Enfin, mis à part ce petit souci statistique, le Godet-shooting est toujours un exercice plaisant. Et vous faites un joli score sur ce coup-là.

    En même temps, c'est vraiment dommage que les arguments "frappés au coin du bon sens" soient globalement complètement à côté de la plaque, parce que la tentative pédagogique de Godet est aussi ratée que nécessaire (une vraie Bécassine qui voulait si bien faire...) et la refutatio qui se termine avec la tête dans le sable, comme le font les Struthio camelus, c'est docte mais stérile.

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