lundi 18 mai 2009

Le martyre du lecteur du Monde

Depuis quelques mois, le quotidien nous inflige une couverture inepte du mouvement universitaire. Les pages économiques ne valent guère mieux et semblent relever d'une loi de Gresham journalistique : les mauvais journalistes chassent les bons. Ainsi, le lecteur est confronté avec Pierre-Antoine Delhommais à une sorte d'Éric Le Boucher du pauvre, depuis le départ du vrai. Il impose au lecteur un brouet idéologique, où se mélangent du Allais de la mauvaise période avec quelques banalités libérales. La semaine dernière, nous avons eu droit à cette chronique, qui contient en son cœur une idée dramatiquement fausse : les banques centrales financent les déficits par création monétaire. Cela serait même l'essence de leur politique anti-crise. 1

En décidant d'acheter en masse les emprunts du Trésor, c'est-à-dire en choisissant de créer de la monnaie pour financer directement les déficits publics, la Réserve fédérale, la Banque d'Angleterre et la Banque du Japon - la BCE s'y refuse encore, mais pour combien de temps ? - sont "devenues asservies au budget de l'Etat".

L'article commence par nous servir l'air connu du "tout ça c'est la faute aux banques centrales", nouveau cri de ralliement du libéral désorienté. Puis il débouche sur cette ultime condamnation des banques centrales : elles se comportent maintenant comme celle du Zimbabwe. Elles sont devenues les instruments de l'État et impriment des billets pour payer sa folie dépensière.

Rien n'est pourtant plus faux : les banques centrales explosent bel et bien leur bilan, mais pour permettre au secteur privé de se désendetter. Elles ne privatisent pas la gabegie publique : elles socialisent les pertes privées -et la folie qui leur a donné naissance. Delhommais n'est pas seul à reprendre cette idée fausse, née probablement de l'annonce par différentes banques centrales, en particulier la Fed et la Banque d'Angleterre, de la mise en œuvre de politiques dites d'assouplissement quantitatif, par lesquelles ces banques achètent des obligations d'État à maturité longue, ainsi que certaines obligations privées. Le raisonnement a dû être le suivant : les banques achètent des bonds du Trésor. Cela signifie donc que les banques font tourner la planche à billet pour l'État. Mais ce n'est pas du tout ce qui se passe.

Habituellement, les banques centrales achètent et vendent des titres du Trésor à court terme pour influencer les taux d'intérêt à court terme. Si elles veulent faire baisser ces taux, elles achètent des titres à court terme, ce qui conduit à accroitre leur cours, c'est-à-dire à faire baisser les taux (si le prix des obligations augmente, cela signifie en effet que l'emprunteur obtient plus d'argent quand il vend une obligation : autrement dit, le taux d'intérêt auquel il emprunte baisse).

Ces taux à court terme influencent à leur tour la "courbe des taux", c'est-à-dire les taux d'intérêt pour les prêts à moyen et long terme. Il est donc abusif de dire que les banques centrales fixent les taux d'intérêt : elles ne fixent que les taux d'intérêt à court terme. Au delà de trois mois, c'est le marché qui décide, en partie en fonction des anticipations qu'il forme des taux d'intérêt futurs de la banque centrale.

Le problème des banques centrales, et en particulier de la Fed, est qu'elles ont aujourd'hui épuisé toutes leur munitions conventionnelles : les taux d'intérêt à court terme sont égaux à pratiquement 0. La politique monétaire classique est devenue inefficace. D'où l'idée de Bernanke, imité ensuite par la Banque d'Angleterre, de sortir l'armement lourd, autrement appelé "assouplissement quantitatif". L'idée est simple : faire avec les titres à moyen et long termes ce que l'on fait habituellement avec les titres à court terme : en acheter pour faire baisser leurs taux d'intérêt -et, tant qu'à faire, acheter également des obligations d'entreprises privées ainsi que des prêts hypothécaires titrisés. En payant le tout avec de la monnaie fraichement imprimée, ou plutôt, puisque nous vivons une époque moderne, par quelques octets informatiques. Le but poursuivi est de s'assurer que les taux d'intérêt que payent les entreprises et les ménages baissent significativement, les incitant à investir et consommer.

La Fed s'est lancé dans l'achat des bons d'État à partir de mars. Elle a surtout essayé de faire baisser les taux des obligations de 4 à 7 ans, pensant que ce sont celles qui influencent le plus les taux des obligations pour le secteur privé. Le résultat de son action est, comme on peut le voir sur ce graphique, extrêment faible, de moins de 25 points de base (0.25%). Elle est même totalement inopérante pour les maturités plus longues, où les taux ont augmenté.



Les banques centrales n'agissent pas ainsi habituellement en raison du risque de l'opération : la valeur des obligations à moyen et long terme peut baisser avant leur maturité ; les emprunteurs privés peuvent même faire défaut. Le danger est que la perte soit telle que la valeur même de la monnaie qu'émet la banque centrale soit atteinte. C'est pour cela qu'une banque centrale n'agit jamais ainsi en temps normal. Mais nous ne vivons pas des temps normaux.

Est-ce que cela revient à financer par création monétaire l'État ? Dans le cas présent, pas vraiment. Quand une banque centrale veut financer les dettes de l'État par de la monnaie, elle procède ainsi : elle achète directement, avec de la monnaie qu'elle vient de créer, des obligations à l'État, sans même passer par le marché des obligations. L'État se sert de cet argent pour financer ses dépenses. C'est cela "faire tourner la planche à billet" dans une économie moderne où la banque centrale ne se confond pas avec le Trésor. Cette opération est aujourd'hui rigoureusement interdite en Europe. Elle a, en effet, le vilain défaut d'être inflationniste. Et, du temps de sa splendeur, le monétarisme a réussi à imposer cette idée simple : l'inflation c'est mal.

Ici, ce n'est pas tout à fait cela qui se passe. La banque centrale se contente d'acheter, sur le marché secondaire (le marché de l'occasion, si l'on veut) des obligations que l'État a d'abord vendue à des acteurs privés, parfois il y a longtemps. Le but n'est pas d'aider l'État à financer ses nouvelles dettes en achetant des obligations qu'il émet. Il est de faire baisser les taux d'intérêt pour aider le secteur privé. Qui plus est, en septembre, la Fed a obtenu des fonds de la part du Trésor pour financer ces opérations -fonds que le Trésor a lui même obtenu en émettant des obligations : le Trésor s'est endetté au profit de la Fed...

Mais surtout, un simple coup d'œil au bilan de la Fed nous montre le caractère marginal de ces opérations :

On voit que, depuis septembre, la Fed a vendu plus de la moitié de ses obligations du Trésor. Elle n'a presque plus de T-Bill. Elle s'est remise à en acheter à partir de mars, avec l'annonce d'une nouvelle vague "d'assouplissement quantitatif". Mais la quantité d'obligations du Trésor que la Fed a achetée est très faible au regard de celle qu'elle a vendue depuis un an. Il est extrêmement clair que la Fed ne fait pas tourner sa planche à billet pour acheter des titres publics : depuis un an, elle en a vendu bien plus qu'elle n'en a acheté.

Par contre, on voit tout aussi clairement que l'essentiel de la politique d'assouplissement quantitatif engagé à partir de Mars a consisté à acheter des titres hypothécaires (Morgage-based securities) (dont les taux ont baissé de 30 points de base) et des obligations d'entreprise.

Pour le dire différemment : la banque centrale américaine (tout comme l'anglaise) crée de la monnaie pour financer la dette du secteur privé. Comme nous l'indiquions, elle est devenue un prêteur en premier ressort. Si elle ne prête pas au secteur privé, personne, en tout cas pas les banques et la plupart des acteurs financiers, ne le fera. La morale de cette histoire est simple : il s'agit de socialiser les pertes privés. Pas de privatiser les déficits publics. Pour une raison simple : nous ne vivons pas une crise de l'endettement public, mais de la dette privée.

Mais c'est une idée qu'il est sans doute dur de comprendre quand on croit dans la sagesse indépassable du marché et dans l'irresponsabilité principielle de l'État.


1. Ce qui, du reste, dans les circonstances actuelles ne serait guère problématique, et nullement inflationniste (à court terme) : cela reviendrait à injecter dans l'économie les liquidités que les ménages et les banques ont retiré, en les gardant oisives dans leurs comptes.

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