lundi 11 mai 2009

Le partage de la valeur ajoutée (2)

La répartition de la valeur ajoutée fonctionne comme un écran, écrivions-nous : elle semble donner à voir l'essentiel, quand elle le masque.

Elle nous cache tout d'abord les évolutions qui se sont opérées au sein même du "capital". Le capital est, dans la comptabilité nationale, ce que garde l'entreprise de la valeur ajoutée, une fois qu'elle a payé les salaires : telle est la définition, simplifiée, de l'excédent brut d'exploitation (EBE). Mais l'EBE ne dit rien de ce que l'entreprise fait de la valeur ajoutée qui lui reste. De ce "profit", les actionnaires (c'est à dire les propriétaires juridiques du capital) peuvent ne rien toucher. L'entreprise peut entièrement le retenir, et ne rien leur donner. Elle en retient toujours une part importante, ne serait-ce que pour auto-financer son investissement. L'excédent brut d'exploitation ne mesure donc en rien la part du profit qui revient aux capitalistes. Les entreprises conservent toujours une part de la valeur ajoutée pour poursuivre leur activité : même dans une société communiste, l'excédent brut d'exploitation ne serait donc pas nul et il y aurait partage de la V.A entre "capital" et "travail" !

Or, c'est dans l'usage par les entreprises de leur part de la valeur ajoutée que s'est opérée la première transformation décisive dans sa redistribution. A partir des années 1990, les actionnaires ont accru leur emprise sur la gouvernance des entreprises, et ont réclamé des dividendes beaucoup plus élevés que par le passé. Les entreprises, soumises au "benchmarking" des marchés boursiers, et au graal du ROE à 15%, ont été contraintes d'obtempérer, et de redistribuer une part croissante de l'EBE à leurs actionnaires, et donc, in fine, de la valeur ajoutée.

L'augmentation est considérable : la part de la V.A redistribuée sous formes de dividendes a été multipliée par 5 en 25 ans. Les dividendes représentaient ainsi, en 2007, 25% de la valeur ajoutée produite en France et 75% de l'excédent brut d'exploitation des entreprises. Cette augmentation vertigineuse doit, toutefois, être nuancée. Elle recouvre en partie la financiarisation croissante du lien entre les entreprises : les entreprises versent plus de dividendes, mais elles en reçoivent aussi davantage, notamment de la part de leurs filiales. Pour mesurer précisément la part de la valeur ajoutée produite en France qui est versée par les entreprises aux actionnaires individuels, et non à d'autres entreprises, il faudrait pouvoir soustraire aux dividendes versés par les entreprises françaises les dividendes reçus de la part d'autres entreprises françaises. Or, c'est une donnée dont on ne dispose pas : on ne connait que les dividendes qu'on reçus les entreprises françaises, sans que l'on sache si ces dividendes viennent ou non d'autres entreprises françaises. Si l'on fait néanmoins cette soustraction (qui donne les dividendes versés "nets" par les société non financières), on obtient ce graphique. Quoiqu'il permette de mieux cerner les ordres de grandeur en jeu, il n'a toutefois aucune valeur véritable, étant donné la difficulté que je viens de souligner.


La tendance de fond demeure, même si elles est moins marquée : les dividendes versés aux actionnaires ont doublé par rapport au trend de long terme des années 1960. Ils représentent 8% de la valeur ajoutée produite en France, et 25% de l'excédent brut d'exploitation (le "capital"). La plus value produite va donc de plus en plus vers les ménages "capitalistes" et elle est de moins en moins retenue par l'entreprise.

La croissance des dividendes versés a provoqué une transformation dans le revenu des ménages français : la part des dividendes reçus dans le revenu disponible des ménages a fortement augmenté depuis 1990. Évolution que nous masque ce graphique qui porte sur tous les ménages : les actionnaires n'en constituent qu'une fraction située en haut de la hiérarchie des revenus. Cette augmentation n'a donc profité qu'à une minorité. La transformation dans la gouvernance des entreprises nourrit ainsi les inégalités de revenu entre les ménages.

Toutefois, une part plus importante encore de la dynamique des inégalités entre les ménages se joue ailleurs : dans les salaires. Aujourd'hui, la quasi totalité de la population active française est salariée. C'est la seconde raison pour laquelle l'analyse du partage de la valeur ajoutée entre "capital" et le "travail" fait écran : elle laisse croire que le monde du salariat forme un tout homogène, uniformément soumis aux pressions du "capital". Or, il n'en est rien : une partie du salariat est étroitement lié au "capital" : la direction même des plus grandes entreprises françaises est aujourd'hui occupée par des salariés.

Un problème récurrent pour les actionnaires, depuis que les entreprises sont dirigées par des salariés, et non par eux-mêmes, a été de créer des incitations telles que ces salariés en position dirigeante servent prioritairement leurs intérêts d'actionnaires (problème d'agence à l'origine d'une riche littérature, sur laquelle je reviendrai). Or, deuxième transformation essentielle dans la gouvernance des entreprises, les actionnaires ont cherché à inciter les dirigeants des entreprises à agir en faveur de leurs intérêts par une série de nouvelles méthodes d'intéressement (dont les stock options), qui ont accru considérablement leurs salaires. Le salaire des dirigeants d'entreprises, et du haut encadrement, a donc fortement augmenté, tandis que celui des salariés de base augmentait lentement, moins vite que la croissance de la productivité. La transformation la plus fondamentale dans le partage de la valeur ajoutée a ainsi eu lieu entre les salariés eux-mêmes, même si elle résulte de la mise en place d'un nouveau mode de gouvernance visant à maximiser les profits reçus par les actionnaires. Les données de l'INSEE sont là aussi trop pauvres pour décrire finement ces évolutions : elles ne permettent que de comparer l'évolution du salaire à partir duquel on fait partie des 10% les mieux payés (D9) avec le salaire médian, c'est à dire le niveau de salaire en dessous (ou au dessus) duquel se situe la moitié des salariés français .

On voit que le salaire plancher à partir duquel on appartient aux 10% les mieux payés augmente plus vite que le salaire médian. Mais ces données sont très inadéquates aux processus en cours : c'est une très petite minorité de salariés, bien plus étroite que les 10% les mieux payés, qui bénéficie de fortes augmentations de salaire. Pour comprendre les évolutions en cours, on doit faire appel au travail de Camille Landais, qui a étudié les évolutions salariales à partir des déclarations fiscales de revenu.


La dynamique inégalitaire des évolutions salariales fonctionne selon un principe simple : les salaires ont d'autant plus augmenté que l'on est situé en haut dans la hiérarchie salariale. Entre 1998 et 2005, les salaires moyens de la quasi totalité des salariés (les 90% des salariés les moins bien payés) ont stagné (+3%). Ceux du 1% les mieux payé a augmenté de 14% ; ceux des 0,1% les mieux payés de 30% et ceux des 0,01 % les mieux payés de plus de 50%.

Au final, trois dynamiques étroitement liées ont eu lieu depuis 25 ans :

1) La part de la valeur ajoutée distribuée globalement aux salariés est aujourd'hui plus faible qu'elle ne l'était après guerre. Mais cette baisse n'est pas considérable (3 points de % approximativement). Et elle est ancienne (plus de 25 ans).
2) La valeur ajoutée que conserve l'entreprise après le partage avec les salariés est de plus en plus fortement distribuée aux actionnaires et non retenue par l'entreprise elle même. Autrement dit, la part du profit perçu effectivement par les actionnaires ne cesse de s'accroitre. C'est une tendance lourde, dont les effets ne cesse de se faire sentir sur le fonctionnement des entreprises.
3) Le management des entreprises connaît des augmentations de salaires considérables depuis 10 ans, alors que le salaire moyen de la quasi totalité des français stagne, progressant moins vite que la productivité. Cette dynamique, comme la précédente, n'est pas propre à la France. On les retrouve, décuplées, aux États-Unis. Au regard des États-Unis, la France ne s'y est engagée que très timidement et très tardivement.

De ces trois dynamiques, les deux dernières sont les plus récentes et les plus fondamentales : ce sont elles qui sont au principe de la croissance récente des inégalités de revenus en France. C'est par elles que s'opère la financiarisation de la gouvernance des entreprises et de la société française elle même. S'arrêter au partage de la valeur ajoutée, c'est donc rater l'essentiel.

3 commentaires:

  1. Merci pour cette analyse.

    "on ne connait que les dividendes qu'on reçu les entreprises françaises" : qu'ont reçus

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  2. On y trouve de bonnes choses dans les deux articles. Je n'ai pas grand chose à ajouter.
    Une question néanmoins.
    J'ai entendu dire qu'il serait possible d'améliorer la répartition de la VA en faveur du travail par la réduction des impôts, cotisations, bref, "des prélèvements obligatoires" en général. Selon cette idée, faire pencher la balance du côté des salariés conduirait à des fermetures d'entreprises (par exemple, les PMEs ont une faible rentabilité). Tout cela à cause des prélèvements de l'État. Et que ce serait la raison pour laquelle la VA penche légèrement en faveur du capital.

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