Elle nous cache tout d'abord les évolutions qui se sont opérées au sein même du "capital". Le capital est, dans la comptabilité nationale, ce que garde l'entreprise de la valeur ajoutée, une fois qu'elle a payé les salaires : telle est la définition, simplifiée, de l'excédent brut d'exploitation (EBE). Mais l'EBE ne dit rien de ce que l'entreprise fait de la valeur ajoutée qui lui reste. De ce "profit", les actionnaires (c'est à dire les propriétaires juridiques du capital) peuvent ne rien toucher. L'entreprise peut entièrement le retenir, et ne rien leur donner. Elle en retient toujours une part importante, ne serait-ce que pour auto-financer son investissement. L'excédent brut d'exploitation ne mesure donc en rien la part du profit qui revient aux capitalistes. Les entreprises conservent toujours une part de la valeur ajoutée pour poursuivre leur activité : même dans une société communiste, l'excédent brut d'exploitation ne serait donc pas nul et il y aurait partage de la V.A entre "capital" et "travail" !
Or, c'est dans l'usage par les entreprises de leur part de la valeur ajoutée que s'est opérée la première transformation décisive dans sa redistribution. A partir des années 1990, les actionnaires ont accru leur emprise sur la gouvernance des entreprises, et ont réclamé des dividendes beaucoup plus élevés que par le passé. Les entreprises, soumises au "benchmarking" des marchés boursiers, et au graal du ROE à 15%, ont été contraintes d'obtempérer, et de redistribuer une part croissante de l'EBE à leurs actionnaires, et donc, in fine, de la valeur ajoutée.
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La tendance de fond demeure, même si elles est moins marquée : les dividendes versés aux actionnaires ont doublé par rapport au trend de long terme des années 1960. Ils représentent 8% de la valeur ajoutée produite en France, et 25% de l'excédent brut d'exploitation (le "capital"). La plus value produite va donc de plus en plus vers les ménages "capitalistes" et elle est de moins en moins retenue par l'entreprise.
La croissance des dividendes versés a provoqué une transformation dans le revenu des ménages français : la part des dividendes reçus dans le revenu disponible des ménages a fortement augmenté depuis 1990. Évolution que nous masque ce graphique qui porte sur tous les ménages : les actionnaires n'en constituent qu'une fraction située en haut de la hiérarchie des revenus. Cette augmentation n'a donc profité qu'à une minorité. La transformation dans la gouvernance des entreprises nourrit ainsi les inégalités de revenu entre les ménages.
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Un problème récurrent pour les actionnaires, depuis que les entreprises sont dirigées par des salariés, et non par eux-mêmes, a été de créer des incitations telles que ces salariés en position dirigeante servent prioritairement leurs intérêts d'actionnaires (problème d'agence à l'origine d'une riche littérature, sur laquelle je reviendrai). Or, deuxième transformation essentielle dans la gouvernance des entreprises, les actionnaires ont cherché à inciter les dirigeants des entreprises à agir en faveur de leurs intérêts par une série de nouvelles méthodes d'intéressement (dont les stock options), qui ont accru considérablement leurs salaires. Le salaire des dirigeants d'entreprises, et du haut encadrement, a donc fortement augmenté, tandis que celui des salariés de base augmentait lentement, moins vite que la croissance de la productivité. La transformation la plus fondamentale dans le partage de la valeur ajoutée a ainsi eu lieu entre les salariés eux-mêmes, même si elle résulte de la mise en place d'un nouveau mode de gouvernance visant à maximiser les profits reçus par les actionnaires. Les données de l'INSEE sont là aussi trop pauvres pour décrire finement ces évolutions : elles ne permettent que de comparer l'évolution du salaire à partir duquel on fait partie des 10% les mieux payés (D9) avec le salaire médian, c'est à dire le niveau de salaire en dessous (ou au dessus) duquel se situe la moitié des salariés français .
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La dynamique inégalitaire des évolutions salariales fonctionne selon un principe simple : les salaires ont d'autant plus augmenté que l'on est situé en haut dans la hiérarchie salariale. Entre 1998 et 2005, les salaires moyens de la quasi totalité des salariés (les 90% des salariés les moins bien payés) ont stagné (+3%). Ceux du 1% les mieux payé a augmenté de 14% ; ceux des 0,1% les mieux payés de 30% et ceux des 0,01 % les mieux payés de plus de 50%.
Au final, trois dynamiques étroitement liées ont eu lieu depuis 25 ans :
1) La part de la valeur ajoutée distribuée globalement aux salariés est aujourd'hui plus faible qu'elle ne l'était après guerre. Mais cette baisse n'est pas considérable (3 points de % approximativement). Et elle est ancienne (plus de 25 ans).
2) La valeur ajoutée que conserve l'entreprise après le partage avec les salariés est de plus en plus fortement distribuée aux actionnaires et non retenue par l'entreprise elle même. Autrement dit, la part du profit perçu effectivement par les actionnaires ne cesse de s'accroitre. C'est une tendance lourde, dont les effets ne cesse de se faire sentir sur le fonctionnement des entreprises.
3) Le management des entreprises connaît des augmentations de salaires considérables depuis 10 ans, alors que le salaire moyen de la quasi totalité des français stagne, progressant moins vite que la productivité. Cette dynamique, comme la précédente, n'est pas propre à la France. On les retrouve, décuplées, aux États-Unis. Au regard des États-Unis, la France ne s'y est engagée que très timidement et très tardivement.
De ces trois dynamiques, les deux dernières sont les plus récentes et les plus fondamentales : ce sont elles qui sont au principe de la croissance récente des inégalités de revenus en France. C'est par elles que s'opère la financiarisation de la gouvernance des entreprises et de la société française elle même. S'arrêter au partage de la valeur ajoutée, c'est donc rater l'essentiel.
Merci pour cette analyse.
RépondreSupprimer"on ne connait que les dividendes qu'on reçu les entreprises françaises" : qu'ont reçus
On y trouve de bonnes choses dans les deux articles. Je n'ai pas grand chose à ajouter.
RépondreSupprimerUne question néanmoins.
J'ai entendu dire qu'il serait possible d'améliorer la répartition de la VA en faveur du travail par la réduction des impôts, cotisations, bref, "des prélèvements obligatoires" en général. Selon cette idée, faire pencher la balance du côté des salariés conduirait à des fermetures d'entreprises (par exemple, les PMEs ont une faible rentabilité). Tout cela à cause des prélèvements de l'État. Et que ce serait la raison pour laquelle la VA penche légèrement en faveur du capital.
Interesting thougghts
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