mardi 12 octobre 2010

Deux enjeux de la réforme des retraites

Au delà des aspects les plus techniques, largement traités ailleurs, ou même ici, j'aimerai revenir sur deux enjeux sous-jacents de la réforme des retraites.

Cette réforme est un échec parce qu'elle n'a pas su prendre en compte la transformation du rapport individuel à la retraite. La retraite a profondément changé de signification : de pension que l'on accorde à celui qui ne peut plus (physiquement) travailler pour lui permettre de ne pas tomber dans l'indigence, elle est devenue un troisième moment dans la vie, vécu comme une libération. Un nombre croissant d'individus aspirent à vivre, encore jeunes et libérés des contraintes du monde professionnel, un moment d'épanouissement. Cette aspiration est forte en France, parce que le monde du travail y est particulièrement difficile à vivre pour les salariés, pour un ensemble de raisons, comme l'ont montré de nombreux travaux, par exemple ceux de Philippon. La volonté de profiter de la vie est ainsi renforcée par le désir de quitter un monde vécu comme oppressant. C'est cela qui rend l'attachement à la retraite à 60 ans si fort.

Face à cela, il y a deux attitudes possibles. Soit l'on considère, à partir d'un a priori normatif implicite, que cette aspiration est illégitime, parce que le travail, ou le PIB/hab dans les comparaisons internationales, sont des vertus en eux-mêmes ; soit l'on pense que les individus doivent être libres de faire ce qu'ils entendent, pour autant qu'ils en assument le coût.
Pour le dire en jargon, qu'on doit laisser les individus libres d'optimiser leur utilité de manière intertemporelle. Si un nombre important d'individus souhaitent partir à 60 ans, que cela leur soit possible : soit en diminuant proportionnellement leur pension, soit en accroissant leurs cotisations.

C'est cette possibilité qu'affecte en particulier le report de l'âge légal de départ à la retraite de 60 à 62 ans. En accroissant l'importance du mécanisme non proportionnel de la décote, elle rend plus impossible encore ce type d'optimisation sous contrainte 1.

Autrement dit, cette réforme amplifie l'inadaptation du système à notre société contemporaine : elle ne tient pas compte de cette aspiration à l'individualisation des retraites. C'est cela qui rend un système à point, inspiré du modèle système suédois, si attractif : il laisse, en effet, libre les individus de réaliser, comme ils l'entendent, le type de parcours de vie qu'ils souhaitent, tout en maintenant équilibrés les comptes des caisses de retraite.

Parallèlement à cet enjeu de l'individualisation, se pose, à l'autre extrême du social, un enjeu collectif, qui renvoie à la lutte entre les différents groupes sociaux sur la richesse produite. Le système actuel est, dans son principe, fondé sur une pure répartition horizontale : des actifs payent des cotisations à des anciens actifs, qui reçoivent une pension en fonction de leurs cotisations passées. C'est donc un système corporatif, ne concernant que le monde professionnel, qui ne vise pas à agir sur la répartition "verticale" de la richesse entre les groupes sociaux hiérarchisés de notre société.

L'extrême opacité du système rend difficile une évaluation précise, mais il n'en est, en fait, pas ainsi. Notamment, parce que ce système ne tient pas compte de l’espérance de vie différentielle entre les groupes sociaux. En 2002, à 35 ans, les cadres hommes avaient 47 ans d'espérance de vie, soit 6 ans en plus que les ouvriers ; et 34 ans sans incapacité, soit 10 ans de plus que les ouvriers. Dans la mesure où, qui plus est, les ouvriers sont deux fois plus nombreux que les cadres, cela signifie qu'une partie de la retraite des cadres est financée par les ouvriers.

La réforme actuelle amplifie ce mécanisme. En effet, en relevant l'âge légal de départ à la retraite, elle impose à tous ceux qui ont commencé à travailler avant 18 ans et demi de cotiser plus longtemps que les 41.5 annuités imposées à tous. Une personne qui a commencé à travailler à 14 ans devra ainsi avoir 2 annuités en plus que le minimum requis pour le taux plein : pendant deux ans, il travaillera "pour rien", du moins pas pour lui. Et ces individus sont presque tous des ouvriers, qui ont été apprentis, et qui mourront pourtant 6 ans plus tôt que les cadres.

Ces injustices ont largement été relevées. Elles forment le coeur de la revendication des syndicats. Mais, on a manqué d'en voir le sens profond. Elle signifie que la réforme assure, pour partie, la pérennité du système actuel par une répartition verticale à l'envers, des ouvriers vers les cadres.

Les propositions de réformes de la gauche vont dans l'autre sens. Elles suggèrent toutes, à des degrés divers, d'utiliser de nouveaux prélèvements, qui ne relèvent plus de la logique "corporative" des cotisations. En particulier de taxer les revenus financiers. Ces propositions surestiment l'ampleur des recettes que rendent possibles ces taxes par rapport aux besoins de financement. Toutefois, leur signification est évidente : il s'agit de financer le maintien de l'âge de départ actuel par une redistribution verticale des richesses. C'est-à-dire de changer le principe même du système.

L'enjeu sous-jacent est clair : à mesure que les ressources s'amenuisent au regard des besoins à financer, apparaît des tensions entre les différents groupes sociaux, qui entendent financer la pérennité de leur mode de vie grâce à la richesse produite par les autres.

C'est toute la limite des propositions de la gauche. Pour que le système français soit pérenne, il faut qu'il obtienne l'acceptation de toute la population, en particulier des classes supérieures. Ces classes ont mené, avec succès, dans les pays anglo-saxon des révoltes fiscales face aux prélèvement d'un Etat-providence dont elles jugeaient qu'il ne leur profitait pas. Comme le note Sterdyniak : "Un système financé par les riches qui ne bénéficie qu'aux pauvres est socialement fragile : les classes moyennes, nombreuses, y sont indifférentes et les riches, influents, hostiles. "

En transformant le principe du système, c'est donc le pacte social implicite sur lequel il est assis que menace de briser la gauche.

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1. Le système de décote est particulièrement mal compris. Il fonctionne, comme le note (p.25) Thomas Piketty, à la façon d'une double peine. On calcule, en effet, premièrement un taux de reversion, qui est proportionnel au nombre d’annuités cotisées. Puis, s'il manque des annuités, en plus de la baisse proportionnelle du taux que cela implique, on ajoute une décote de -1.25 points de % au taux de reversion par trimestre manquant, soit 5 points par année. Atteindre 65 ans permet uniquement de supprimer le mécanisme de la décote, pas celui de la proportionnalité dans la reversion.

9 commentaires:

  1. J'ai du mal à saisir ta conclusion et en particulier "Ces classes ont mené, avec succès, dans les pays anglo-saxon des révoltes fiscales face aux prélèvement d'un Etat-providence dont elles jugeaient qu'il ne leur profitait pas" : au contraire, l'Etat-providence leur profite autant sinon plus qu'aux autres (qu'on pense seulement au crédit d'impôt sur la néo-domesticité).

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  2. Concernant la décote, véritable "double peine" en effet, on peut souligner que la communication gouvernementale (et leur relais journalistique) a su habilement et abusivement jouer de l'expression "taux plein"...

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  3. A partir du programme dit de "grande société" de Johnson, l'Etat providence américain a pris une ampleur inconnu jusqu'alors (création du programme Medicare et Medicaid).

    La réaction des classes supérieurs a été très vite extrêmement hostile, dans la mesure où ces programmes, importants par les sommes qu'ils mobilisaient (4% du PIB, 20% du budget fédéral), ne leur étaient pas destinés et étaient financés pourtant par elles. Reagan naît en partie de là.

    Le message politique de cet événement est clair : un programme social n'est politiquement viable que s'il rencontre l'adhésion des classes supérieures (et des classes moyennes).

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  4. Il ne me semble pas que le système de retraite par répartition soit perçu par la population comme un projet politique non viable. Et les Etats-Unis ne seraient-ils pas du point de vue des rapports de classes un cas particulier ?

    "Pour que le système français soit pérenne, il faut qu'il obtienne l'acceptation de toute la population, en particulier des classes supérieures" : la gauche ne devrait-elle pas justement travailler à marginaliser les classes supérieures (qui le sont déjà d'un point de vue strictement démographique) ?

    Pourrais-tu par ailleurs préciser "Ces propositions surestiment l'ampleur des recettes que rendent possibles ces taxes par rapport aux besoins de financement" ?

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  5. Sur le dernier point : exemple du bouclier fiscal. Sa suppression rapporterait 600 millions d'euros, soit 0.3 point de PIB. Il faut approximativement 1 point de PIB en plus pour financer les retraites en 2020 et 1,7 en 2050 (selon le dernier rapport du COR). C'est donc insuffisant. (Ce qui ne veut pas dire qu'il ne faille pas supprimer le bouclier fiscal !)

    Sur le premier point : justement, ce qui est remarquable en France c'est la force de l'adhésion au système par répartition. C'est la force de cette adhésion qui est la raison politique qui fait que ce système n'a jamais été fondamentalement remis en cause, comme dans un très grand nombre de pays occidentaux.
    Mon message est celui-ci : il ne faut pas briser cette adhésion. C'est la garantie que nous avons de la pérennité du système à moyen terme. Si les classes supérieures cessent d'y trouver leur compte, elles feront en sorte que la capitalisation se développe et réduiront la répartition à une assistance pour la partie de la population la plus pauvre. Il faut garder en tête ce pacte social implicite quand on réforme le système en voulant introduire une dimension de répartition "verticale". Si l'on pousse trop loin les choses, le risque de briser ce pacte est loin d'être nul.

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  6. Certes mais en l'occurrence c'est à un étouffement du système par répartition auquel on assiste. Il est clairement prévu, notamment par les groupes financiers qui comptent bien récupérer une partie de la manne financière du système, que le taux de remplacement devienne à long terme faible (de l'ordre de 50 %).

    Et sur un plan politique, qu'est-ce qui permettrait de désarmer les classes supérieures ?

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  7. Bonjour,

    Le bouclier fiscal, 600 M€, ce n'est que 0,03 point de PIB. Le déficit actuel des retraites est de 30 G€, soit 1,5 point de PIB, soit 50 fois plus.
    Les prévisions du COR à horizon lointain sont toutes basées sur des hypothèses de chômage et de croissance assez optimistes (chômage 4,5%, croissance de la productivité 1,8%), qui n'ont que rarement été atteintes.
    Cordialement,

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  8. En effet, j'avais oublié un zéro dans mon message au dessus.

    Le COR propose plusieurs scénarios, en particulier, un scénario à 1.5% de croissance de la productivité et un autre à 1.8. Celui à 1.5% correspond exactement au taux observé durant la décennie 2000, avant la crise. Il ne semble donc pas particulièrement optimiste.

    Pour le chômage, c'est en effet optimiste.

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  9. > Si les classes su­pé­rieures cessent d'y trou­ver leur compte, elles fe­ront en sorte que la ca­pi­ta­li­sa­tion se dé­ve­loppe et ré­dui­ront la ré­par­ti­tion à une as­sis­tance pour la par­tie de la po­pu­la­tion la plus pauvre.

    Vous sous-entendez que les classes moyennes et pauvres ne trouveraient pas leur compte dans un système par capitalisation. Je crois que vous vous avancez un peu trop au vue des performances médiocres du système de répartition actuel.

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