samedi 27 février 2010

La valeur actionnariale et la crise

La doctrine dite de la "valeur actionnariale" est une des principales transformations structurelles qui composent ce que l'on appelle du terme vague de "financiarisation" de l'économie. Elle est devenue le fondement de la gouvernance des entreprises. Et l'une des causes des déséquilibres des économies contemporaines. Durant la crise, elle a même conduit, comme on va le voir, à un détournement de l'argent public.

En tant que technique de gestion, la valeur actionnariale met l'entreprise au service exclusif de ses actionnaires, en cherchant à maximiser sa rentabilité financière (ROE). Cela a de multiples conséquences. Une d'entre elles est que les entreprises conservent une partie de plus en plus faible des profits qui leur restent après paiement des impôts et des intérêts des emprunts. Ces profits retenus leur permettent, notamment, d'autofinancer leur investissement. Depuis la fin des années 1970, les profits sont, au contraire, de plus en plus reversés aux actionnaires sous la forme de dividendes. Comme le montre le graphique, la proportion de profits reversés sous forme de dividendes a atteint durant les années 2000 un niveau très élevé, si élevé qu'il menace l'autofinancement de l'investissement.



La crise financière de 2008/2009 a offert une illustration extrême des déséquilibres que pose cette valeur actionnariale.

Alors que les profits des entreprises américaines étaient en forte baisse (-30% entre 2006 et fin 2008), celles-ci se sont efforcées de maintenir à un niveau constant les dividendes distribués à leurs actionnaires. Pour cela, elle ont diminué la part de profits non redistribués, en donnant à leurs actionnaires, sous forme de dividendes, une proportion de plus en plus forte de leurs profits. Il a fallu attendre la deuxième moitié de l'année 2009 pour que la part des dividendes diminue. Et probablement pas seulement parce que les entreprises américaines ont commencé alors à faire payer à leurs actionnaires une part du coût de la crise : mais également parce que le rebond des marchés boursiers permettait de compenser la baisse des dividendes par des plus-values.



On voit qu'au dernier trimestres 2008, celui du cœur de la crise financière, les entreprises ont redistribué sous forme de dividendes légèrement plus de 100% de leurs profits. Comment cela est-il possible ? Très simplement : les entreprises ont choisi de s'endetter pour payer des dividendes. C'est en fait, pour l'essentiel, les entreprises du secteur financier qui ont eu recours à l'emprunt pour pouvoir payer des dividendes à leurs actionnaires, alors que leurs profits s'effondraient en raison de la crise (diminution d'un facteur 3 entre début 2006 et fin 2008). A l'automne 2008, les dividendes représentaient ainsi 170% des profits des entreprises financières américaines.

Or, une part non négligeable des emprunts qui ont financé ces dividendes était constituée de fonds fournis par l'État américain pour sauver le secteur financier. Comme le souligne cette étude, les grandes banques américaines ont donc tout simplement détourné l'argent des contribuables américains pour payer leurs actionnaires.

Par ailleurs, comme le note toujours cette étude, la valeur actionnariale a poussé à une prise de risque croissante, en conduisant les banques à augmenter leur levier d'endettement avant la crise, pour faire en sorte d'accroître leur rentabilité financière. Cela conduit à s'interroger sur les justifications théoriques de la valeur actionnariale. Selon celles-ci, les actionnaires doivent obtenir un rendement supérieur à celui d'un rendement sans risque, puisqu'ils prennent précisément un risque, celui de la faillite. Or, durant la crise financière, les établissements financiers ont fait fi du principe qui veut que l'on doit toujours assurer le paiement des créanciers avant celui des actionnaires en cas de faillite. Et ils l'ont fait tout simplement pour pouvoir assurer un rendement constant à leurs actionnaires, alors même que le risque s'était matérialisé.

4 commentaires:

  1. N'ayant pas trouvé d'adresse mail où vous joindre je profite de cette "fenêtre" pour vous dire (seulement maintenant car je ne le connais que depuis peu) qu'il est vraiment très bien votre blog.

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  2. Bravo pour ce blog intéressant et argumenté.
    Vous dites que les grandes banques ont détourné l'argent public afin de payer les dividendes aux actionnaires, et on peut lire dans de nombreux blogs que les banques ont "privatisé les profits et socialisé les pertes".
    Sur cette question, certains rétorquent qu'il n'en est rien puisque les états vont se faire rembourser par les banques, avec des intérêts qui plus est. Ils vont donc sortir gagnants. Qu'en pensez-vous ?

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  3. @Serenis Cornelius : merci pour les encouragements. C'est toujours très appréciable, pour un blog, qui est une activité qui ne prend vraiment sa mesure que grâce aux autres et à leurs commentaires.

    @Handsaway. Le problème est la nature des termes du renflouage des banques par l'État. Ces termes ont été catastrophiques aux Etats-Unis, un peu meilleurs au Royaume-Uni (la France est un peu à part : les termes étaient entre les deux, mais le renflouage d'une ampleur beaucoup plus faible).

    Le principe quand une entreprise fait faillite est que les actionnaires perdent tout, et que l'on rembourse avec ce qui reste les prêteurs. Ce n'est pas ce qui s'est passé aux États-Unis. L'État américain a sauvé les banques en les recapitalisant et en rachetant leurs prêts toxiques, mais il l'a fait dans des conditions catastrophiques. Tout a été fait pour maintenir le plus possible la valeur des actions déjà existantes, notamment pour éviter des nationalisations d'un point de vue juridique. Par exemple, quand l'État a recapitalisé, il l'a fait à travers des obligations (avec des taux d'intérêt faibles) ou à travers des actions dites préférentielles qui ne sont pas de "vraies" actions, mais sont des quasi obligations. Pour simplifier : les actionnaires auraient dû payer bien plus le prix de la crise. S'ils ne l'ont pas fait, c'est parce que l'État américain a donné à très bas coût de l'argent aux banques en les laissant totalement libre d'en faire ce qu'elles en voulaient, y compris payer des dividendes. Au final l'État américain aura perdu beaucoup d'argent, même en tenant compte du remboursement de ses prêts.
    Les termes du renflouage ont été un peu meilleurs en France et surtout le renflouage de bien moindre ampleur (aucune banque n'a fait faillite en France, à part Natixis et Dexia). Mais il aurait été possible de prendre des actions ordinaires dans les banques aidées et d'imposer des taux bien plus élevés pour les obligations : cela aurait permis de faire une bien meilleure opération financière, d'être en position forte aux différents conseils d'administration pour orienter les décision des banques (notamment en ce qui concerne les dividendes redistribués et les bonus). L'État français aurait gagné plus d'argent et les actionnaires moins, voire pas du tout.

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  4. Si je suis assez d'accord avec ce que vous dîtes pour les banques, les asymétries d'information font qu'il est n'est pas absurde de faire en sorte que les entreprises non financières distribuent le maximum de dividendes, afin qu'elles soient soumises à la discipline du marché pour leurs investissements.

    (Dans le cas des banques, l'asymétrie d'information n'est pas seulement vis-à-vis des actionnaires et créanciers mais aussi des pouvoirs publics et déposants. Et donc un plafonnement des dividendes semble opportun...)

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